Sathya
RAO
Le
dictionnaire en déplacement comme dispositif épistémologique
de résistance
1)
Qu’est-ce que le Dictionnaire en déplacements (DD)
?
1.1)
La définition commune
Dans
sa définition la plus commune, le DD se présente
sous la forme d’une base de données regroupant un
nombre importants de termes qui désignent le déplacement
culturel (Exil, Nomadisme, Diaspora, Déportation, etc.)
ainsi que leurs définitions.
Cette
base de données devrait être disponible sous la forme
d’un CD-ROM puis d’un site en ligne interactif que
les internautes pourront enrichir de leurs propres définitions
selon une procédure à définir. En cela, le
DD possède des traits communs avec l’encyclopédie
en ligne WIKIPEDIA. Nous y reviendrons plus en détail.
Le
DD est un projet expérimental initié en collaboration
avec A. Nouss et B. Chukhovich. Il fait actuellement l’objet
d’une demande de financement déposée auprès
du Fonds Québécois pour la Recherche en Sciences
Humaines (FQRSC) à la rubrique des « projets innovants
».
1.2)
La ressemblance de famille avec WIKIPEDIA et le Dictionnaire du
Métissage (DM)
En
premier lieu, il convient de rappeler que toute entreprise encyclopédique
a ceci d’humaniste qu’elle entend mettre à
disposition du plus grand nombre un savoir traditionnellement
réservé à quelques spécialistes. Le
DD fait sienne cette exigence dans le même temps qu’elle
en interroge les modalités.
Parlant de l’Encyclopédie la mieux connue, celle
des Lumières, on pourrait dire qu’elle fait œuvre
de résistance au nom d’une certaine conception de
l’Homme et de la Raison difficilement compatible avec la
morale chrétienne du XVIIIe siècle.
Plus
fondamentalement, il importe ici de comprendre que dictionnaires
et encyclopédies ne sont pas des objets neutres, leur constitution
procèdent de choix politiques, économiques, philosophiques
et technologiques. Dès lors, il n’est guère
étonnant qu’il puisse y avoir un colonialisme du
dictionnaire.
Nous
l’avons dit, le DD peut être rapproché l’encyclopédie
en ligne WIKIPEDIA dont on oublie souvent de souligner le caractère
novateur pour ne pas dire révolutionnaire. Ainsi, WIKIPEDIA
: 1) brise le monolinguisme de l’encyclopédie en
proposant des articles rédigés en 195 langues (dont
500 000 en anglais, 200 000 en allemand, 100 000 en japonais et
en français, 78 000 en suédois) ; 2) est sponsorisé
par un organisme à but non-lucratif ; 3) est rédigé
par des « volontaires » (volunteers) – prêts
à céder leurs « copyrights » sous certaines
conditions juridiques – plutôt que par des spécialistes
ou des actionnaires ; 4) se régule de façon intrinsèque
plutôt qu’extrinsèque : c’est la collaboration
entre les usagers qui augmentera la qualité des articles
plutôt que l’intervention d’une instance de
contrôle externe (groupe d’édition).
«
Wikipedia is described by its founder Jimmy Wales as "an
effort to create and distribute a free encyclopedia of the highest
possible quality to every single person on the planet in their
own language." It is created on the wikipedia.org website
using a type of software and philosophy known as Wiki, from the
Hawaiian language "wiki wiki" which means "quick."
Wales intends that Wikipedia should achieve an "[Encyclopædia]
Britannica or better" quality and be published on physical
media » (Wales, Jimmy. « From Wikipedia, the free
encyclopedia. ». 8 March 2005 http://mail.wikipedia.org/pipermail/wikipedia-l/2005-March/038102.html).
Le
projet de DD s’inscrit également dans la continuité
du Dictionnaire du Métissage de Nouss et Laplantine avec
qui il partage un certain nombre de présupposés
comme : 1) le refus tout à la fois des hiérarchies
(entre noms communs et noms propres, par exemple) et des dualismes
(entre local et universel, par exemple) ; 2) la mise en question
des ordres linéaire du dictionnaire (de A à Z) et
circulaire de l’encyclopédie (le savoir peut être
totalisé) au profit d’un ordonnancement différentiel
(du type rhizome deuleuzien) ; 3) l’engagement à
l’égard d’une certaine politique de la culture
rompant à la fois avec le totalitarisme de la culture unique
et l’autisme des particularismes culturels.
Cela
dit, à la différence du DM, le DD questionne la
forme même du dictionnaire, c’est-à-dire à
la fois son entreprise (dimension économique), son institution
(dimension politique), sa socialité (dimension sociale)
et son infrastructure (dimension technologique). Ce que nous appelons
le colonialisme du dictionnaire ou de l’encyclopédie
est fonction de ces quatre dimensions.
1.3)
Une critique en règle des dictionnaires traditionnels ou
dictionnaires coloniaux
Le
DD opère en son sein une critique des dictionnaires traditionnels
dans leurs prétentions coloniales
Une
des hypothèses qui sous-tend la constitution du DD est
la suivante : il existe une interchangeabilité entre l’activité
capitaliste des entreprises multinationales et l’activité
de capitalisation du savoir (ou du langage) des dictionnaires
et des encyclopédies. Le symptôme conjoncturel de
cette collusion n’est autre que le phénomène
de concentration économique à l’œuvre
notamment dans le domaine de l’édition (Québécor
au Canada, Groupe Lagardère ou Vivendi-Universal en France,
AOL – Time Warner aux USA). Le savoir (ou la langue) se
privatise (c’est-à-dire possède une valeur
d’échange) et l’encyclopédie (ou le
dictionnaire) est son entreprise.
Deux
autres arguments démontrent la connivence historique entre
capital et savoir opérant dans l’entreprise encyclopédique
: 1) comme le souligne l’historien Robert Darnton dans son
ouvrage The Business of Enlightenment, L’Encyclopédie
de Diderot et d’Alembert (dont on rappellera qu’elle
fût lancée par souscriptions), d’abord élaborée
à des fins humanistes, a rejoint l’intérêt
économique des éditeurs de l’époque
qui ont contribué à en faire un best-seller européen
servant, au passage, les intérêts nationaux :
On
peut lire dans un mémoire publié en 1758 par les
libraires pour défendre L’Encyclopédie contre
ses détracteurs (principalement les institutions ecclésiastiques)
:
«
Cette entreprise la plus considérable qui se soit formée
dans la librairie. Elle exigeait une application infinie, des
soins journaliers et un courage à toute épreuve.
Nous avons fait des pertes considérables avant que de proposer
des souscriptions […] L’Encyclopédie offre
aussi des points importants d’utilité, en la considérant
comme une simple branche du commerce : elle consomme le travail
de nos manufactures, elle entretient et fait vivre un grand nombre
d’ouvriers différents. Par cette entreprise nous
enlevons à l’étranger le droit de nous vendre
cher ses connaissances : et en les recueillant dans le sein du
royaume, nous y procurons l’introduction d’un argent
qui augmente la richesse. »
A
l’heure actuelle, les dictionnaires et encyclopédies
constituent un des secteurs les plus florissants de l’édition.
Il n’y a qu’à constater la prolifération
des encyclopédies et dictionnaires généraux
et spécialisées particulièrement bien adaptés
au format virtuel (CD-ROM, encyclopédies en ligne, moteurs
de recherche). Il y aurait également à interroger
les conditions de production et de consommation des dictionnaires
et encyclopédies.
Avec
la mondialisation, le temps est venu de réactualiser la
critique mécaniste que faisait Barthes de l’Encyclopédie
des Lumières, qu’il assimilait à un «
vaste bilan de propriétés ». En effet, le
réseau a remplacé la machine à vapeur et
la connaissance n’est plus un artefact mais de l’information.
P. Lévy décrit bien les règles singulières
de cette nouvelle économie virtuelle de la connaissance
complètement différentes de celles de l’économie
classique fondées sur le principe de rareté :
«
[…]consommer [ces nouvelles ressources] ne les détruit
et les céder ne les fait pas perdre. Celui qui donne un
sac de blé, une voiture, une heure de travail ou une somme
d’argent a perdu quelque chose au profit d’un autre.
Que l’on fabrique de la farine, roule en voiture, exploite
le travail d’un ouvrier ou dépense de l’argent,
un processus irréversible s’accomplit : usure, dépense,
transformation, consommation.
L’économie repose largement sur le postulat de la
rareté des biens. La rareté elle-même se fonde
sur le caractère destructeur de la consommation ainsi que
sur la nature exclusive de la cession et de l’acquisition.
Or, encore une fois, si je vous transmets une information je ne
la perds pas et si je l’utilise je ne la détruits
pas. » (P. Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?,
Paris, La Découverte Poche p. 53).
Si
en théorie, il y a abondance ; en pratique, de nouvelles
formes de contrôle et de hiérarchisation de l’information
se mettent en place.
2)
L’engagement culturel du DD
Contrairement
aux dictionnaires et encyclopédies traditionnels, le DD
ne conçoit pas son activité de définition
sans prendre position dans le domaine de la culture pour autant
que celui-ci n’est pas fondamentalement distinct de celui
de l’économique. Un grand nombre de théoriciens
de la globalisation – néo-marxistes comme post-modernistes
– s’accordent aujourd’hui sur l’interdépendance
entre le culturel et l’économique (Jameson, Featherstone,
Roberston).
Plus exactement, le DD fait sien l’axiome suivant : il n’est
pas légitime de prétendre répertorier les
figures du déplacement sans chercher à mettre un
tant soit peu en mouvement les cadres destinés à
les accueillir. Le DD est un dictionnaire en déplacement
précisément dans la mesure où il ne prend
pas ces cadres pour acquis, prend le risque de les bousculer en
questionnant leurs présupposés. C’est cela
même le sens de son exigence d’objectivité.
Deux de ces cadres sont particulièrement problématiques
: la notion même de déplacement et la forme-dictionnaire.
2.1)
Critique de la Pensée du Mouvement Unique (ou Globalisation)
Lieu
commun des études culturelles, la notion de déplacement
(comme celle de métissage ou d’hybridité qui
en sont des avatars) ne veut presque plus rien dire. Aujourd’hui
tout le monde – littéraires, philosophes, sociologiques,
économistes et historiens – s’accorde pour
dire, à tort ou à raison, que tout bouge. Le déplacement
culturel n’est rien de plus qu’une figure parmi d’autres
de cette métaphore généralisée qu’est
la globalisation.
Le
DD se constitue précisément contre cette pensée
du mouvement unique dont le propre est d’étouffer
toutes les nuances du déplacement. Plus exactement, l’effet
grisant de totalitarisme du mouvement nous fait oublier, par dessus
tout, trois choses : 1) les déplacements ne datent pas
d’aujourd’hui, contrairement à ce qu’un
certain postmodernisme amnésique voudrait nous faire croire
; 2) le déplacement sans contrainte est d’abord l’apanage
d’une élite, celle de la jet-set qui, d’hôtels
en halls d’aéroport, ne connaît du mouvement
qu’une définition aseptisée (Cf., la critique
de l’idéal cosmopolite chez certains théoriciens
de la mondialisation) ; 3) les déplacements sont soumis
à des mécanismes de contrôle étatiques/nationaux
de nature à la fois disciplinaire et sécuritaire
(Foucault). Si les premiers sont aisément identifiables
(postes frontières), les seconds, ayant partie liée
avec le mouvement lui-même (les logiques de consommation,
les modes, la publicité), sont beaucoup plus difficiles
à appréhender. Partant, un des objectifs du DD consiste
à restituer, contre l’idéologie amnésique,
élitiste et sécuritaire de la globalisation, leurs
nuances et leur complexité aux déplacements culturels.
Plus
fondamentalement, le DD est dépositaire d’une certaine
théorie générale de la culture dont l’essentiel
pourrait tenir dans les deux axiomes suivants : 1) il est moins
question d’un mouvement homogène de globalisation
que d’une multiplicité d’interactions dont
il faut saisir la complexité, 2) il est moins question
de fragmentation des identités culturelles que de transformation
de celles-ci en vertu de logiques différenciées
de métissage, d’hybridité et d’appropriation.
Ainsi,
la « politique de définition » du DD a-t-elle
un double objectif : 1) signifier la diversité des déplacements
culturels (qu’il s’agisse des mouvements de résistance
ou bien des drames du déplacement forcé) généralement
confondus sous l’appellation unique de globalisation ; 2)
insister sur les processus de construction – qu’ils
soient pacifiques ou violents – des identités face
aux essentialismes en tout genre (racisme, nativisme, extrémisme,
particularisme, etc).
2.2)
Critique de la forme-dictionnaire
Comme
nous l’avons dit, la forme dictionnaire charrie un certain
nombre de présupposés économiques, politiques,
sociaux, technologiques et philosophiques que l’on prend
rarement le temps d’interroger. Sous leurs versions les
plus classiques, dictionnaires et encyclopédies sont l’objet
d’un certain nombre de critiques de la part du DD :
1)
du point de vue politique, dictionnaires et encyclopédies
construisent des espaces culturels à caractère national
(c’est-à-dire circonscrivant les limites de l’usage
linguistique national) et universel (c’est-à-dire
composant un « tableau général » du
savoir). S’agissant du premier point, on évoquera
les vifs débats qu’a suscité l’élaboration
d’un dictionnaire français québécois
ou bien encore ce propos de Bernard Arcan et Serge Bouchard qui
illustre les spécificités nationales des dictionnaires
:
«
Il est facile de voir que les cultures n’insistent pas toutes
nécessairement sur les mêmes points dans leur respect
pour la langue et que ces différences se reflètent
dans leurs dictionnaires. Ainsi, les dictionnaires des langues
française et espagnole, parmi d’autres, ont presque
toujours l’air d’ouvrages d’autorité,
créés avec l’intention de sanctionner l’usage,
et qui se permettent sans vergogne la fâcheuse tendance
à oublier un nombre considérable de mots pourtant
courants dans la vie ordinaire. Tandis que les dictionnaires anglais
suivent la tendance inverse : gigantesques, ils essaient de ramasser
tout ce qui a été dit dans l’histoire de la
langue et, ainsi, finissent par contenir des quantités
étonnantes de mots que les anglophones n’utilisent
jamais, ignorent absolument et peut-être rejetteraient volontiers.
» (Bernard Arcan & Serge Bouchard, Du pâté
chinois, du base-ball et autres lieux communs, Montréal,
Boréal, 1995, p. 84)
A
la suite de ce que nous venons de dire, il y aurait également
lieu de s’interroger sur les préjugés sexistes,
racistes et culturels des dictionnaires et encyclopédies
qui sont bien souvent les reflets de l’idéologie
de leur époque.
2)
du point de vue économique, ils sont régulés
selon un principe de thésaurisation des richesses de la
langue nationale (face aux éventuels dangers de contamination
par l’étranger) et d’accumulation massif (ou
de capitalisation) des connaissances. Concernant le premier point,
on évoquera l’institution du dictionnaire en France
mieux connue sous le nom d’Académie française
(fondée par Richelieu en 1634) ;
3)
du point de vue logique, dictionnaires et encyclopédies
sont orientées selon des ordres que l’on qualifiera
respectivement de linéaire (de A à Z) et de cyclique
(du général au particulier). Pour le dire autrement,
ils articulent, selon des ordres singuliers, le local et l’universel.
Or, il nous semble que de tels paradigmes ne sont plus en mesure
de décrire la complexité des déplacements
dans le monde de la culture. Bien qu’encore d’actualité,
linéarité et circularité ont fait place à
une géométrie dynamique de la culture aux figures
sophistiquées (diaspora, métissages, glocalisation)
que l’avancée continue ou la dialectique centre/périphérie,
la téléologie (ou son autre : la généalogie)
et la totalisation (ou son autre : la spécialisation).
Bien
entendu, ces critiques ne sont pas exhaustives, elles ont simplement
le mérite de nous faire entrevoir certaines des stratégies
de résistance employées par le DD. Stratégies
que l’on pourrait qualifier de postcoloniales. Parmi celles-ci,
nous pouvons citer : 1) l’usage du plurilinguisme (dans
le choix des termes, par exemple : « Spanglish »,
« Harraga », « Chicanos »,) pour contrer
les prétentions linguistiques nationales des dictionnaires
; 2) la mise en œuvre d’un certain principe d’incomplétude
ou de pauvreté (plutôt que d’ « humilité
» selon l’expression à forte connotation morale
de Nouss) contre la double prétention de thésaurisation
et de capitalisation. Ce qui veut dire, en clair, que l’entreprise
de collectivisation du DD serait fondée non plus sur une
pulsion « capitaliste » d’accumulation ou de
consommation, mais sur quelque chose comme un « savoir de
la débrouille » fortement axé sur le local,
une connaissance (ou un savoir-faire selon le mot de M. de Certeau)
qui n’aurait pas la prétention d’une Science
; 3) la mise en place d’un nouvel espace de la culture,
mieux d’une nouvelle topologie – celle de la technologie
virtuelle plutôt que de l’espace textuel – susceptible
de formaliser la complexité des dynamiques culturelles
du déplacement ; 4) la possibilité intermédiatique
de joindre au texte et à l’image, la parole (celle
du témoignage, par exemple) et la forme filmée.
3)
Le dispositif de résistance du DD
En
définitive, le DD est un dispositif épistémologique
de résistance face à une certaine Métaphysique
du mouvement et à sa mise en œuvre dans les entreprises
du dictionnaire et de l’encyclopédie. Ce travail
de résistance repose sur trois principes qui fondent l’économie
générale du DD : 1) une politique humaine de la
définition ; 2) une économie non-capitaliste du
savoir ; 3) un usage raisonné de la technologie.
Un quatrième principe, que nous n’aborderons pas
ici, serait celui de fraternité dans un sens qui excède
les limites politiques de la devise nationale bien connue «
liberté, égalité, fraternité ».
On s’en doute un ouvrage du format du DD requiert un travail
en collectivité ; or une telle collectivité se présentera
moins sous la forme d’une totalité humaine homogène
(à l’instar de la Nation) que d’une diaspora
ou d’un réseau de chercheurs. Point souvent négligé,
les dictionnaires et les encyclopédies sont également
des utopies sociales.
3.1)
Une politique humaine de la définition
L’acte
de définition est généralement associé
à celui de la fixation ou bien de l’exclusion. En
d’autres termes, définir, c’est soit fixer
le sens d’un terme, soit exclure ce qui est différent
de lui. La politique de la définition adoptée par
le DD consiste moins à fixer ou à exclure (nécessairement
de force) qu’à témoigner de l’horreur
de tels gestes dans le domaine de la culture.
Ainsi, définir au sens où l’entend le DD est-ce
donner la parole aussi bien aux exclus de la mondialisation (exilés
politiques, exclus de la Toile, citoyens des pays du Sud) qu’à
ceux qu’elle a fixé de force ou bien mis en réserve
(prisonniers politiques, internés, mains d’œuvre
économique). Le DD n’hésitera donc pas à
recourir au témoignage comme stratégie de définition
du déplacement.
Plus
exactement, la politique de la définition du DD accordera
une importance particulière à trois types de mouvements
généralement peu ou mal connus : a) ceux que la
mondialisation a rendus trop évidents ou trop triviaux
pour qu’ils puissent faire l’objet d’une attention
critique soutenue ou être jugés digne d’intérêt
(« Roller », « Rave »). En outre, la mise
en ligne du DD permettra d’avoir une écoute en temps
réelle de ces types de mouvement, b) les courants de résistance
pratiques et théoriques (mouvements alter-mondialistes,
consommation éthique, théories néo-marxistes
ou post-modernes de la mondialisation) face à l’idéologie
de la pensée du mouvement unique, c) les expériences
de déplacement et de fixation contraints qu’il s’agisse
de déportation ou bien de mise en réserve.
En
définitive, l’originalité du DD, contrairement
à la plupart des modes de capitalisation du savoir culturel,
est d’élargir la pratique de la définition
au point de lui conférer un triple engagement politicoculturel
: ne pas hiérarchiser (les figures qualitatives du déplacement),
témoigner (des drames du déplacement et de la fixation
forcés) et résister (à l’idéologie
sans nuances du Mouvement unique).
3.2)
L’économie non-capitaliste ou appauvrie du savoir
Contrairement
à l’économie des dictionnaires et encyclopédies
traditionnels, celle du DD n’est pas fondée sur des
logiques d’accumulation (du savoir) ou de thésaurisation
(des richesses de la langue nationale). Rappelons, à ce
propos, que « thésaurus » et « thésaurisation
» ont pour racine grecque « thêsauros »
qui veut dire trésor.
En d’autres termes, il n’est ici question ni de consommer
l’étranger (par le jeu des fusions par exemple) pour
le faire disparaître ni de se protéger contre lui.
Comme nous l’avons suggéré, l’originalité
de l’économie du DD tient à sa capacité
à assumer son propre manque (d’exhaustivité),
sa propre fin/faim. Manque qu’il ne cherche pas à
tout prix à combler ou bien à protéger des
excès de l’étranger. C’est cela précisément
le économie « appauvrie » du DD. De cela, il
y aurait matière à tirer une éthique du DD
dont les principes seraient le dénuement, l’humilité
et la modestie.
3.3)
L’humanisme technologique ou l’usage non-technicien
de la technologie
Tournée
vers l’accumulation et la thésaurisation, les entreprises
traditionnelles du savoir font un usage généralement
quantitatif de la technologie. Celle-ci ne sert souvent qu’à
augmenter les capacités de stockage ou bien de diffusion
des encyclopédies et dictionnaires. L’usage quantitatif
de la technologie a pour pendant son emploi sécuritaire
: protéger les bases de données des appropriations
de l’extérieur (hackers, terroristes, virus). Si
l’espace virtuel est envisagé comme une propriété
dont la valeur est quantifiable, il n’est pas étonnant
qu’il lui faille des frontières (nationales, économiques,
politiques).
L’humanisme
technologique au sens où nous l’entendons s’appuie
sur le principe suivant : il y a un usage qualitatif de la machine,
proche de ce que Pierre Lévy nomme la « virtualisation
de la mémoire ». Autrement dit, le virtuel déploie
un plan générique de possibles qui excèdent
la seule éventualité du stockage ou de la duplication.
Le virtuel doit être conçu comme un outil transcendantal,
c’est-à-dire une fonction de transformation et de
surdétermination de l’identité (culturelle).
Ou encore, l’espace du virtuel n’est pas de l’ordre
de la représentation, il est dépositaire d’une
efficacité propre (que détermine notamment le logiciel,
sorte d’organon aristotélicien). C’est cette
activité singulière de transformation (i.e., découpage,
mise en relation, accélération du jeu de renvois)
qui fait du virtuel un opérateur culturel et esthétique
de premier ordre.
«
Considérer l’ordinateur seulement comme un instrument
de plus pour produire des textes, des sons ou des images sur support
fixe (papier, pellicule, bande magnétique) revient à
nier la fécondité proprement culturelle, c’est-à-dire
l’apparition de nouveaux genres liés à l’interactivité.
» (Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?,
Paris, La Découverte Poche, p. 39)
Contrairement
à un certain discours particulièrement répandu
dans le domaine des sciences humaines, le DD n’a rien contre
les nouvelles technologies. A ses yeux, le fétichisme de
l’objet-livre est aussi douteux que l’engouement naïf
suscité par les nouvelles technologies et internet. Pour
autant, nous refusons, à la différence de P. Lévy,
de situer l’espace virtuel et internet dans le mouvement
hégélien d’une téléologie du
cyberhumain et de l’avènement d’une intelligence
collective.
Plus
exactement, le DD saisit l’occasion de son déplacement
vers l’espace virtuel pour questionner la technologie sur
les trois points suivants :
1)
dans quelle mesure la technologie du virtuel peut-elle créer
un environnement capable d’accueillir et de symboliser l’expérience
culturelle des déplacés? Pour le dire autrement,
comment la mémoire informatique peut-elle être autre
chose qu’un espace quantitatif de stockage ? A cet égard,
un certain nombre d’expériences intermédiatiques
sont susceptibles de nous intéresser : depuis les pratiques
marketing de localisation (dont le propre est de standardiser
les univers culturels) jusqu’au musée
en ligne de Boris Chukhovich (qui regroupe sous une forme
somme toute classique – celle du musée – l’expérience
esthétique singulière de la diaspora centre-asiatique).
2) la technologie a-t-elle un rôle à jouer dans le
projet de résistance politique, économique et philosophique
dont est porteur le DD ? En d’autres termes, comment penser
l’engagement de la technologie pour la culture autrement
qu’en termes quantitatifs et techniciens de stockage, de
diffusion ou bien de duplication?
3)
Quelles sont les expériences du déplacement culturel
à l’œuvre dans l’espace virtuel autres
que celles de la localisation, de la reconstitution de l’espace
national ou de l’hégémonie de l’anglo-américain
? Autrement dit : quelles sont les formes du déplacement
culturel que rend possible l’espace virtuel (citons, par
exemple, l’intelligence collective, les communautés
virtuelles, les jeux en réseaux ou bien le chat) ? A ce
propos, P. Lévy parle d’ « univers subjectif
» pour désigner le parcours singulier – dont
la rubrique « favoris » garde la mémoire –
qu’effectue l’internaute.
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