PROJET EN COURS

DICTIONNAIRE EN DÉPLACEMENT

 

résume du projet   textes

 

Sathya RAO

Le dictionnaire en déplacement comme dispositif épistémologique de résistance

1) Qu’est-ce que le Dictionnaire en déplacements (DD) ?

1.1) La définition commune

Dans sa définition la plus commune, le DD se présente sous la forme d’une base de données regroupant un nombre importants de termes qui désignent le déplacement culturel (Exil, Nomadisme, Diaspora, Déportation, etc.) ainsi que leurs définitions.

Cette base de données devrait être disponible sous la forme d’un CD-ROM puis d’un site en ligne interactif que les internautes pourront enrichir de leurs propres définitions selon une procédure à définir. En cela, le DD possède des traits communs avec l’encyclopédie en ligne WIKIPEDIA. Nous y reviendrons plus en détail.

Le DD est un projet expérimental initié en collaboration avec A. Nouss et B. Chukhovich. Il fait actuellement l’objet d’une demande de financement déposée auprès du Fonds Québécois pour la Recherche en Sciences Humaines (FQRSC) à la rubrique des « projets innovants ».

1.2) La ressemblance de famille avec WIKIPEDIA et le Dictionnaire du Métissage (DM)

En premier lieu, il convient de rappeler que toute entreprise encyclopédique a ceci d’humaniste qu’elle entend mettre à disposition du plus grand nombre un savoir traditionnellement réservé à quelques spécialistes. Le DD fait sienne cette exigence dans le même temps qu’elle en interroge les modalités.
Parlant de l’Encyclopédie la mieux connue, celle des Lumières, on pourrait dire qu’elle fait œuvre de résistance au nom d’une certaine conception de l’Homme et de la Raison difficilement compatible avec la morale chrétienne du XVIIIe siècle.

Plus fondamentalement, il importe ici de comprendre que dictionnaires et encyclopédies ne sont pas des objets neutres, leur constitution procèdent de choix politiques, économiques, philosophiques et technologiques. Dès lors, il n’est guère étonnant qu’il puisse y avoir un colonialisme du dictionnaire.

Nous l’avons dit, le DD peut être rapproché l’encyclopédie en ligne WIKIPEDIA dont on oublie souvent de souligner le caractère novateur pour ne pas dire révolutionnaire. Ainsi, WIKIPEDIA : 1) brise le monolinguisme de l’encyclopédie en proposant des articles rédigés en 195 langues (dont 500 000 en anglais, 200 000 en allemand, 100 000 en japonais et en français, 78 000 en suédois) ; 2) est sponsorisé par un organisme à but non-lucratif ; 3) est rédigé par des « volontaires » (volunteers) – prêts à céder leurs « copyrights » sous certaines conditions juridiques – plutôt que par des spécialistes ou des actionnaires ; 4) se régule de façon intrinsèque plutôt qu’extrinsèque : c’est la collaboration entre les usagers qui augmentera la qualité des articles plutôt que l’intervention d’une instance de contrôle externe (groupe d’édition).

« Wikipedia is described by its founder Jimmy Wales as "an effort to create and distribute a free encyclopedia of the highest possible quality to every single person on the planet in their own language." It is created on the wikipedia.org website using a type of software and philosophy known as Wiki, from the Hawaiian language "wiki wiki" which means "quick." Wales intends that Wikipedia should achieve an "[Encyclopædia] Britannica or better" quality and be published on physical media » (Wales, Jimmy. « From Wikipedia, the free encyclopedia. ». 8 March 2005 http://mail.wikipedia.org/pipermail/wikipedia-l/2005-March/038102.html).

Le projet de DD s’inscrit également dans la continuité du Dictionnaire du Métissage de Nouss et Laplantine avec qui il partage un certain nombre de présupposés comme : 1) le refus tout à la fois des hiérarchies (entre noms communs et noms propres, par exemple) et des dualismes (entre local et universel, par exemple) ; 2) la mise en question des ordres linéaire du dictionnaire (de A à Z) et circulaire de l’encyclopédie (le savoir peut être totalisé) au profit d’un ordonnancement différentiel (du type rhizome deuleuzien) ; 3) l’engagement à l’égard d’une certaine politique de la culture rompant à la fois avec le totalitarisme de la culture unique et l’autisme des particularismes culturels.

Cela dit, à la différence du DM, le DD questionne la forme même du dictionnaire, c’est-à-dire à la fois son entreprise (dimension économique), son institution (dimension politique), sa socialité (dimension sociale) et son infrastructure (dimension technologique). Ce que nous appelons le colonialisme du dictionnaire ou de l’encyclopédie est fonction de ces quatre dimensions.

1.3) Une critique en règle des dictionnaires traditionnels ou dictionnaires coloniaux

Le DD opère en son sein une critique des dictionnaires traditionnels dans leurs prétentions coloniales

Une des hypothèses qui sous-tend la constitution du DD est la suivante : il existe une interchangeabilité entre l’activité capitaliste des entreprises multinationales et l’activité de capitalisation du savoir (ou du langage) des dictionnaires et des encyclopédies. Le symptôme conjoncturel de cette collusion n’est autre que le phénomène de concentration économique à l’œuvre notamment dans le domaine de l’édition (Québécor au Canada, Groupe Lagardère ou Vivendi-Universal en France, AOL – Time Warner aux USA). Le savoir (ou la langue) se privatise (c’est-à-dire possède une valeur d’échange) et l’encyclopédie (ou le dictionnaire) est son entreprise.

Deux autres arguments démontrent la connivence historique entre capital et savoir opérant dans l’entreprise encyclopédique : 1) comme le souligne l’historien Robert Darnton dans son ouvrage The Business of Enlightenment, L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (dont on rappellera qu’elle fût lancée par souscriptions), d’abord élaborée à des fins humanistes, a rejoint l’intérêt économique des éditeurs de l’époque qui ont contribué à en faire un best-seller européen servant, au passage, les intérêts nationaux :

On peut lire dans un mémoire publié en 1758 par les libraires pour défendre L’Encyclopédie contre ses détracteurs (principalement les institutions ecclésiastiques) :

« Cette entreprise la plus considérable qui se soit formée dans la librairie. Elle exigeait une application infinie, des soins journaliers et un courage à toute épreuve. Nous avons fait des pertes considérables avant que de proposer des souscriptions […] L’Encyclopédie offre aussi des points importants d’utilité, en la considérant comme une simple branche du commerce : elle consomme le travail de nos manufactures, elle entretient et fait vivre un grand nombre d’ouvriers différents. Par cette entreprise nous enlevons à l’étranger le droit de nous vendre cher ses connaissances : et en les recueillant dans le sein du royaume, nous y procurons l’introduction d’un argent qui augmente la richesse. »

A l’heure actuelle, les dictionnaires et encyclopédies constituent un des secteurs les plus florissants de l’édition. Il n’y a qu’à constater la prolifération des encyclopédies et dictionnaires généraux et spécialisées particulièrement bien adaptés au format virtuel (CD-ROM, encyclopédies en ligne, moteurs de recherche). Il y aurait également à interroger les conditions de production et de consommation des dictionnaires et encyclopédies.

Avec la mondialisation, le temps est venu de réactualiser la critique mécaniste que faisait Barthes de l’Encyclopédie des Lumières, qu’il assimilait à un « vaste bilan de propriétés ». En effet, le réseau a remplacé la machine à vapeur et la connaissance n’est plus un artefact mais de l’information. P. Lévy décrit bien les règles singulières de cette nouvelle économie virtuelle de la connaissance complètement différentes de celles de l’économie classique fondées sur le principe de rareté :

« […]consommer [ces nouvelles ressources] ne les détruit et les céder ne les fait pas perdre. Celui qui donne un sac de blé, une voiture, une heure de travail ou une somme d’argent a perdu quelque chose au profit d’un autre. Que l’on fabrique de la farine, roule en voiture, exploite le travail d’un ouvrier ou dépense de l’argent, un processus irréversible s’accomplit : usure, dépense, transformation, consommation.
L’économie repose largement sur le postulat de la rareté des biens. La rareté elle-même se fonde sur le caractère destructeur de la consommation ainsi que sur la nature exclusive de la cession et de l’acquisition. Or, encore une fois, si je vous transmets une information je ne la perds pas et si je l’utilise je ne la détruits pas. » (P. Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte Poche p. 53).

Si en théorie, il y a abondance ; en pratique, de nouvelles formes de contrôle et de hiérarchisation de l’information se mettent en place.

2) L’engagement culturel du DD

Contrairement aux dictionnaires et encyclopédies traditionnels, le DD ne conçoit pas son activité de définition sans prendre position dans le domaine de la culture pour autant que celui-ci n’est pas fondamentalement distinct de celui de l’économique. Un grand nombre de théoriciens de la globalisation – néo-marxistes comme post-modernistes – s’accordent aujourd’hui sur l’interdépendance entre le culturel et l’économique (Jameson, Featherstone, Roberston).

Plus exactement, le DD fait sien l’axiome suivant : il n’est pas légitime de prétendre répertorier les figures du déplacement sans chercher à mettre un tant soit peu en mouvement les cadres destinés à les accueillir. Le DD est un dictionnaire en déplacement précisément dans la mesure où il ne prend pas ces cadres pour acquis, prend le risque de les bousculer en questionnant leurs présupposés. C’est cela même le sens de son exigence d’objectivité. Deux de ces cadres sont particulièrement problématiques : la notion même de déplacement et la forme-dictionnaire.

2.1) Critique de la Pensée du Mouvement Unique (ou Globalisation)

Lieu commun des études culturelles, la notion de déplacement (comme celle de métissage ou d’hybridité qui en sont des avatars) ne veut presque plus rien dire. Aujourd’hui tout le monde – littéraires, philosophes, sociologiques, économistes et historiens – s’accorde pour dire, à tort ou à raison, que tout bouge. Le déplacement culturel n’est rien de plus qu’une figure parmi d’autres de cette métaphore généralisée qu’est la globalisation.

Le DD se constitue précisément contre cette pensée du mouvement unique dont le propre est d’étouffer toutes les nuances du déplacement. Plus exactement, l’effet grisant de totalitarisme du mouvement nous fait oublier, par dessus tout, trois choses : 1) les déplacements ne datent pas d’aujourd’hui, contrairement à ce qu’un certain postmodernisme amnésique voudrait nous faire croire ; 2) le déplacement sans contrainte est d’abord l’apanage d’une élite, celle de la jet-set qui, d’hôtels en halls d’aéroport, ne connaît du mouvement qu’une définition aseptisée (Cf., la critique de l’idéal cosmopolite chez certains théoriciens de la mondialisation) ; 3) les déplacements sont soumis à des mécanismes de contrôle étatiques/nationaux de nature à la fois disciplinaire et sécuritaire (Foucault). Si les premiers sont aisément identifiables (postes frontières), les seconds, ayant partie liée avec le mouvement lui-même (les logiques de consommation, les modes, la publicité), sont beaucoup plus difficiles à appréhender. Partant, un des objectifs du DD consiste à restituer, contre l’idéologie amnésique, élitiste et sécuritaire de la globalisation, leurs nuances et leur complexité aux déplacements culturels.

Plus fondamentalement, le DD est dépositaire d’une certaine théorie générale de la culture dont l’essentiel pourrait tenir dans les deux axiomes suivants : 1) il est moins question d’un mouvement homogène de globalisation que d’une multiplicité d’interactions dont il faut saisir la complexité, 2) il est moins question de fragmentation des identités culturelles que de transformation de celles-ci en vertu de logiques différenciées de métissage, d’hybridité et d’appropriation.

Ainsi, la « politique de définition » du DD a-t-elle un double objectif : 1) signifier la diversité des déplacements culturels (qu’il s’agisse des mouvements de résistance ou bien des drames du déplacement forcé) généralement confondus sous l’appellation unique de globalisation ; 2) insister sur les processus de construction – qu’ils soient pacifiques ou violents – des identités face aux essentialismes en tout genre (racisme, nativisme, extrémisme, particularisme, etc).

2.2) Critique de la forme-dictionnaire

Comme nous l’avons dit, la forme dictionnaire charrie un certain nombre de présupposés économiques, politiques, sociaux, technologiques et philosophiques que l’on prend rarement le temps d’interroger. Sous leurs versions les plus classiques, dictionnaires et encyclopédies sont l’objet d’un certain nombre de critiques de la part du DD :

1) du point de vue politique, dictionnaires et encyclopédies construisent des espaces culturels à caractère national (c’est-à-dire circonscrivant les limites de l’usage linguistique national) et universel (c’est-à-dire composant un « tableau général » du savoir). S’agissant du premier point, on évoquera les vifs débats qu’a suscité l’élaboration d’un dictionnaire français québécois ou bien encore ce propos de Bernard Arcan et Serge Bouchard qui illustre les spécificités nationales des dictionnaires :

« Il est facile de voir que les cultures n’insistent pas toutes nécessairement sur les mêmes points dans leur respect pour la langue et que ces différences se reflètent dans leurs dictionnaires. Ainsi, les dictionnaires des langues française et espagnole, parmi d’autres, ont presque toujours l’air d’ouvrages d’autorité, créés avec l’intention de sanctionner l’usage, et qui se permettent sans vergogne la fâcheuse tendance à oublier un nombre considérable de mots pourtant courants dans la vie ordinaire. Tandis que les dictionnaires anglais suivent la tendance inverse : gigantesques, ils essaient de ramasser tout ce qui a été dit dans l’histoire de la langue et, ainsi, finissent par contenir des quantités étonnantes de mots que les anglophones n’utilisent jamais, ignorent absolument et peut-être rejetteraient volontiers. » (Bernard Arcan & Serge Bouchard, Du pâté chinois, du base-ball et autres lieux communs, Montréal, Boréal, 1995, p. 84)

A la suite de ce que nous venons de dire, il y aurait également lieu de s’interroger sur les préjugés sexistes, racistes et culturels des dictionnaires et encyclopédies qui sont bien souvent les reflets de l’idéologie de leur époque.

2) du point de vue économique, ils sont régulés selon un principe de thésaurisation des richesses de la langue nationale (face aux éventuels dangers de contamination par l’étranger) et d’accumulation massif (ou de capitalisation) des connaissances. Concernant le premier point, on évoquera l’institution du dictionnaire en France mieux connue sous le nom d’Académie française (fondée par Richelieu en 1634) ;

3) du point de vue logique, dictionnaires et encyclopédies sont orientées selon des ordres que l’on qualifiera respectivement de linéaire (de A à Z) et de cyclique (du général au particulier). Pour le dire autrement, ils articulent, selon des ordres singuliers, le local et l’universel. Or, il nous semble que de tels paradigmes ne sont plus en mesure de décrire la complexité des déplacements dans le monde de la culture. Bien qu’encore d’actualité, linéarité et circularité ont fait place à une géométrie dynamique de la culture aux figures sophistiquées (diaspora, métissages, glocalisation) que l’avancée continue ou la dialectique centre/périphérie, la téléologie (ou son autre : la généalogie) et la totalisation (ou son autre : la spécialisation).

Bien entendu, ces critiques ne sont pas exhaustives, elles ont simplement le mérite de nous faire entrevoir certaines des stratégies de résistance employées par le DD. Stratégies que l’on pourrait qualifier de postcoloniales. Parmi celles-ci, nous pouvons citer : 1) l’usage du plurilinguisme (dans le choix des termes, par exemple : « Spanglish », « Harraga », « Chicanos »,) pour contrer les prétentions linguistiques nationales des dictionnaires ; 2) la mise en œuvre d’un certain principe d’incomplétude ou de pauvreté (plutôt que d’ « humilité » selon l’expression à forte connotation morale de Nouss) contre la double prétention de thésaurisation et de capitalisation. Ce qui veut dire, en clair, que l’entreprise de collectivisation du DD serait fondée non plus sur une pulsion « capitaliste » d’accumulation ou de consommation, mais sur quelque chose comme un « savoir de la débrouille » fortement axé sur le local, une connaissance (ou un savoir-faire selon le mot de M. de Certeau) qui n’aurait pas la prétention d’une Science ; 3) la mise en place d’un nouvel espace de la culture, mieux d’une nouvelle topologie – celle de la technologie virtuelle plutôt que de l’espace textuel – susceptible de formaliser la complexité des dynamiques culturelles du déplacement ; 4) la possibilité intermédiatique de joindre au texte et à l’image, la parole (celle du témoignage, par exemple) et la forme filmée.

3) Le dispositif de résistance du DD

En définitive, le DD est un dispositif épistémologique de résistance face à une certaine Métaphysique du mouvement et à sa mise en œuvre dans les entreprises du dictionnaire et de l’encyclopédie. Ce travail de résistance repose sur trois principes qui fondent l’économie générale du DD : 1) une politique humaine de la définition ; 2) une économie non-capitaliste du savoir ; 3) un usage raisonné de la technologie.
Un quatrième principe, que nous n’aborderons pas ici, serait celui de fraternité dans un sens qui excède les limites politiques de la devise nationale bien connue « liberté, égalité, fraternité ». On s’en doute un ouvrage du format du DD requiert un travail en collectivité ; or une telle collectivité se présentera moins sous la forme d’une totalité humaine homogène (à l’instar de la Nation) que d’une diaspora ou d’un réseau de chercheurs. Point souvent négligé, les dictionnaires et les encyclopédies sont également des utopies sociales.

3.1) Une politique humaine de la définition

L’acte de définition est généralement associé à celui de la fixation ou bien de l’exclusion. En d’autres termes, définir, c’est soit fixer le sens d’un terme, soit exclure ce qui est différent de lui. La politique de la définition adoptée par le DD consiste moins à fixer ou à exclure (nécessairement de force) qu’à témoigner de l’horreur de tels gestes dans le domaine de la culture.
Ainsi, définir au sens où l’entend le DD est-ce donner la parole aussi bien aux exclus de la mondialisation (exilés politiques, exclus de la Toile, citoyens des pays du Sud) qu’à ceux qu’elle a fixé de force ou bien mis en réserve (prisonniers politiques, internés, mains d’œuvre économique). Le DD n’hésitera donc pas à recourir au témoignage comme stratégie de définition du déplacement.

Plus exactement, la politique de la définition du DD accordera une importance particulière à trois types de mouvements généralement peu ou mal connus : a) ceux que la mondialisation a rendus trop évidents ou trop triviaux pour qu’ils puissent faire l’objet d’une attention critique soutenue ou être jugés digne d’intérêt (« Roller », « Rave »). En outre, la mise en ligne du DD permettra d’avoir une écoute en temps réelle de ces types de mouvement, b) les courants de résistance pratiques et théoriques (mouvements alter-mondialistes, consommation éthique, théories néo-marxistes ou post-modernes de la mondialisation) face à l’idéologie de la pensée du mouvement unique, c) les expériences de déplacement et de fixation contraints qu’il s’agisse de déportation ou bien de mise en réserve.

En définitive, l’originalité du DD, contrairement à la plupart des modes de capitalisation du savoir culturel, est d’élargir la pratique de la définition au point de lui conférer un triple engagement politicoculturel : ne pas hiérarchiser (les figures qualitatives du déplacement), témoigner (des drames du déplacement et de la fixation forcés) et résister (à l’idéologie sans nuances du Mouvement unique).

3.2) L’économie non-capitaliste ou appauvrie du savoir

Contrairement à l’économie des dictionnaires et encyclopédies traditionnels, celle du DD n’est pas fondée sur des logiques d’accumulation (du savoir) ou de thésaurisation (des richesses de la langue nationale). Rappelons, à ce propos, que « thésaurus » et « thésaurisation » ont pour racine grecque « thêsauros » qui veut dire trésor.
En d’autres termes, il n’est ici question ni de consommer l’étranger (par le jeu des fusions par exemple) pour le faire disparaître ni de se protéger contre lui.
Comme nous l’avons suggéré, l’originalité de l’économie du DD tient à sa capacité à assumer son propre manque (d’exhaustivité), sa propre fin/faim. Manque qu’il ne cherche pas à tout prix à combler ou bien à protéger des excès de l’étranger. C’est cela précisément le économie « appauvrie » du DD. De cela, il y aurait matière à tirer une éthique du DD dont les principes seraient le dénuement, l’humilité et la modestie.

3.3) L’humanisme technologique ou l’usage non-technicien de la technologie

Tournée vers l’accumulation et la thésaurisation, les entreprises traditionnelles du savoir font un usage généralement quantitatif de la technologie. Celle-ci ne sert souvent qu’à augmenter les capacités de stockage ou bien de diffusion des encyclopédies et dictionnaires. L’usage quantitatif de la technologie a pour pendant son emploi sécuritaire : protéger les bases de données des appropriations de l’extérieur (hackers, terroristes, virus). Si l’espace virtuel est envisagé comme une propriété dont la valeur est quantifiable, il n’est pas étonnant qu’il lui faille des frontières (nationales, économiques, politiques).

L’humanisme technologique au sens où nous l’entendons s’appuie sur le principe suivant : il y a un usage qualitatif de la machine, proche de ce que Pierre Lévy nomme la « virtualisation de la mémoire ». Autrement dit, le virtuel déploie un plan générique de possibles qui excèdent la seule éventualité du stockage ou de la duplication. Le virtuel doit être conçu comme un outil transcendantal, c’est-à-dire une fonction de transformation et de surdétermination de l’identité (culturelle). Ou encore, l’espace du virtuel n’est pas de l’ordre de la représentation, il est dépositaire d’une efficacité propre (que détermine notamment le logiciel, sorte d’organon aristotélicien). C’est cette activité singulière de transformation (i.e., découpage, mise en relation, accélération du jeu de renvois) qui fait du virtuel un opérateur culturel et esthétique de premier ordre.

« Considérer l’ordinateur seulement comme un instrument de plus pour produire des textes, des sons ou des images sur support fixe (papier, pellicule, bande magnétique) revient à nier la fécondité proprement culturelle, c’est-à-dire l’apparition de nouveaux genres liés à l’interactivité. » (Pierre Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte Poche, p. 39)

Contrairement à un certain discours particulièrement répandu dans le domaine des sciences humaines, le DD n’a rien contre les nouvelles technologies. A ses yeux, le fétichisme de l’objet-livre est aussi douteux que l’engouement naïf suscité par les nouvelles technologies et internet. Pour autant, nous refusons, à la différence de P. Lévy, de situer l’espace virtuel et internet dans le mouvement hégélien d’une téléologie du cyberhumain et de l’avènement d’une intelligence collective.

Plus exactement, le DD saisit l’occasion de son déplacement vers l’espace virtuel pour questionner la technologie sur les trois points suivants :

1) dans quelle mesure la technologie du virtuel peut-elle créer un environnement capable d’accueillir et de symboliser l’expérience culturelle des déplacés? Pour le dire autrement, comment la mémoire informatique peut-elle être autre chose qu’un espace quantitatif de stockage ? A cet égard, un certain nombre d’expériences intermédiatiques sont susceptibles de nous intéresser : depuis les pratiques marketing de localisation (dont le propre est de standardiser les univers culturels) jusqu’au musée en ligne de Boris Chukhovich (qui regroupe sous une forme somme toute classique – celle du musée – l’expérience esthétique singulière de la diaspora centre-asiatique).

2) la technologie a-t-elle un rôle à jouer dans le projet de résistance politique, économique et philosophique dont est porteur le DD ? En d’autres termes, comment penser l’engagement de la technologie pour la culture autrement qu’en termes quantitatifs et techniciens de stockage, de diffusion ou bien de duplication?

3) Quelles sont les expériences du déplacement culturel à l’œuvre dans l’espace virtuel autres que celles de la localisation, de la reconstitution de l’espace national ou de l’hégémonie de l’anglo-américain ? Autrement dit : quelles sont les formes du déplacement culturel que rend possible l’espace virtuel (citons, par exemple, l’intelligence collective, les communautés virtuelles, les jeux en réseaux ou bien le chat) ? A ce propos, P. Lévy parle d’ « univers subjectif » pour désigner le parcours singulier – dont la rubrique « favoris » garde la mémoire – qu’effectue l’internaute.