Ana Helena ROSSI
Entre
poésie, traduction et exil : penser l'impensable
(Texte en format PDF)
1.
Poésie, exil et traduction : quelles frontières
Avoir
affaire au langage poétique, c’est se retrouver,
de toutes les façons, sur un territoire d’exil, lieux
(au pluriel) démultipliés qui se laissent difficilement
appréhender par le découpage du temps, lieux de
non-dits, de choses cachées et mises à jour, lieux
de mise en forme d’écriture à la lisière
du pensable. Ecrire de la poésie, c’est formuler
donc une écriture en cohérence avec ce qui ne peut
être dit autrement, ce qui n’affiche ni temps, ni
espace, ce que certains appellent sans doute, très probablement
la folie. Oui, l’écriture poétique s’approche
du territoire de la folie avec ses innombrables trous, béances,
silences ravageurs, temporalités fixées et disloquées
que l’on retrouve sur la page comme expérience de
temps forcément différée, forcément
autre : la question est de vivre le temps d’ici en étant
la somme de temps différentiels et différentiés.
Ici, l’expérience démultipliée de temporalités
différenciées se traduit dans l’écriture
pour dire la différence de ce qui est vécu comme
impossibilité de temps.
Le
langage poétique est donc cette expérience forte
pour se positionner hors du temps, hors des repères, hors
des références qui structurent « classiquement
» la pensée. J’utilise les guillemets car la
pensée assume plusieurs formes, et pas seulement cette
forme sociale qu’on veut bien utiliser. Disons que la pensée
prend cette forme aussi, mais pas seulement. Dans ce champ de
réflexion, la poésie constitue une réflexion
sur ce qui doit être, sur ce qui peut être, territoires
en lien les uns avec les autres dans le désir d’être
une et multiple à la fois. Et, pourtant, la poésie
est une des formes pour penser, justement, ce qui ne peut être
penser autrement. Ce qui ne peut être pensé que sous
la forme poétique.
Dans
ce sens, écrire de la poésie est déjà
être dans l’exil, un exil qui renvoie à son
propre parcours, un exil qui ne se raconte pas, exil fait de silences
et de hurlements comme tous les exils, exil qui se conjugue au
pluriel pour dire les errances lorsqu’il reste le silence
sur la feuille, exil qui ne se laisse pas enfermer dans des catégories
géographiques, historiques, même si l’exil
peut et est cela aussi, des repères géographiques,
historiques, mentaux, physiques, gustatifs. La poésie est
une forme d’exil, source d’inquiétude qui,
mise en forme, amène à se poser les questions autrement.
C’est le rapprochement avec l’autre, la vie incarnée
dans la solitude de l’écriture – solitude nécessaire
pour que la pensée fuse, émerge seule et enfin réunie
à d’autres, au lever du jour de l’écrivain,
dans l’ombre des vers qui ne riment pas, et qui pourtant
incarnent une partie de ce qui a été laissé
au loin, dans d’autres contrées, d’autres langues,
sur d’autres hémisphères, et enfin d’autres
climats. Car, c’est bien la question : tout comme la poésie,
l’exil est l’affaire de l’autre et de soi qui,
par le processus même de l’écriture, s’incarne
dans le je qui écrit, dans le jeu de l’écriture,
dans la solitude concrète de l’écriture productrice
d’un sens du monde, d’une fenêtre ouverte sur
ce qui n’avait pas encore de sens, sur ce qui adviendrait
des choses du monde.
La
poésie tisse ses mailles à partir des idées,
expériences, vides, les nœuds, les silences, les vérités
et les mensonges dans la lisière de la forêt productrice
de sens démultipliés, engagés dans maintes
langues, dans maints langages, dans la multiplication des je qui
jouent à rimer, à tisser tout ensemble les mailles
du texte, tissage textuel qui connote la vie, et la volonté
de vivre dans l’émerveillement de demain, dans la
chaleur de la source qui puise sa volonté cachée.
Voilà pourquoi poésie et exil sont liés,
lieux démultipliés d’expériences proches,
expériences validées dans le quotidien des choses,
rupture nécessaire pour poursuivre cet élargissement
de soi au risque de se noyer dans le néant, au risque de
perdre ses repères dans ce mouvement qui est aussi traduction,
mainte et mainte fois revisitée par rapport à la
luminosité des vers, aux rimes qui tanguent l’équilibre
du texte, aux rythmes qui tracent la présence du je, au
sens lié à la forme du monde autre qu’on pétri
de ses mains en qualité de traductrice, d’exilée
et de poétesse, tout cela à la fois, pour dire le
aujourd’hui passé sous le crible de l’expérience.
C’est cet émerveillement de la poésie que
l’on trouve dans l’exil (une fois dépassée
l’expérience douloureuse), et que l’on trouve
dans la traduction, espace de réflexion de soi dans son
rapport intime à l’autre, à ce qui est proche,
et à ce qui est différent, fruit de deux univers
reliés par la prestation de l’écriture poétique,
par l’extase provoquée dans les trois cas, poésie,
exil et traduction.
Être
poétesse, c’est dire tout cela sous forme de texte,
c’est passer d’une langue à une autre, une
forme à une autre, passerelles d’expression qui forgent
le soi et l’autre dans une rupture ardente de ce qui doit
être, de ce qui ne peut varier, de ce qui est déjà
dans l’affût du hier, du aujourd’hui, et du
demain. Il s’agit d’une attitude à construire
dans l’embrasement des mots qui jouxtent la paroi toujours
fragile de l’être humain, en situation d’observation
et de participation dans le monde, en situation de production
dans ce même monde. Ecrire de la poésie, c’est
aussi écrire du sens, donner du sens au vécu (même
si cette évidence est bien souvent postérieure),
à ce qui peut être forgé dans la clarté
à partir de la prise de conscience que le monde est chaotique,
et que l’ordre est pure chimère pour contrôler
toutes choses, têtes, sexes, hommes, femmes et enfants éblouis
et censurés face à l’immensité de l’être,
à ce qu’ils souhaitent dire, à leur lutte
pour l’expression.
L’exil,
tout comme la poésie, est une prise de conscience de la
fragilité des situations, le poids de la charge émotionnelle
qui se dénoue dans un rêve vécu éveillée.
L’exil est la base de l’écriture poétique,
une forme poignante de négation de soi qui va vers l’autre,
pour (s’il nous reste la force) revenir vers soi, qui n’est
plus soi, mais y revenir quand même de manière plus
dense, plus compacte, avec le sentiment que même les choses
les plus familières nous seront toujours étrangères,
seront toujours lointaines dans leur déchiffrement, leur
devenir de choses familières qu’on découvre
complètement étrangères. L’exil permet
ce genre d’expérience à partir du quotidien.
Contrairement
à ce qui transparaît, l’écriture poétique
touche à de multiples frontières dans la consécration
de ce qui est, de ce qui va, de ce qui nous touche, et qui aiguise
nos sens. La poésie est le territoire de la chose perdue,
trace retrouvée dans l’auréole jamais dépassée
par le temps et l’espace.
Dans
ce sens, l’exil en tant qu’expérience du temps
trouve son prolongement et sa consécration dans l’écriture.
Dans cette convergence de possibles en jeu ici, les expériences
temporelle et de l’écriture poétique proposent
une construction simultanée et du temps, et de l’exil
et de l’écriture, chacun se nourrissant l’un
l’autre pour penser ce temps seulement formulable dans la
différence du temps scriptural. La poésie équivaut
donc à cette possibilité de réfléchir
sur une, voire des temporalités impensables, puisque elle(s)-même(s)
écriture(s) du temps comme catégorie(s) impensable(s),
catégorie(s) productrice(s) de la pensée à
partir d’une écriture pour différer, et réorganiser
les catégories temps et espace.
2.
Temps et espace
Dans
l’expérience de l’écriture, il existe
la dimension du temps, temps non plus connoté, enfermé
dans des catégorisations rhétoriques, mais temps
sans qualificatif, temps inexistant des textes poétiques,
où l’avant n’a pas de repère fixe, ni
de territoire défini, où l’après n’est
pas délimité. Mais le temps n’est pas la seule
catégorie mise en question dans l’écriture
poétique, il y a aussi l’espace, le territoire, la
dimension d’être d’un lieu, même si ce
lieu est mythique, inaccessible, existant dans l’espace
et le temps du poème.
La
perte de ces lieux constitue le début de l’expérience
poétique, puisque ce lieu devient le lieu du poème,
et le temps du poème dans une accalmie où, la question
n’est plus ni du « quand », ni du « où
», mais plutôt du vide, du néant, créés,
sans temps, ni espace, tissage d’expériences d’où
part le jeu pour arriver aux jex.
Ainsi,
ce jeu pour arriver au je est un espace de liberté (quelquefois
dangereuse) où la poésie s’exerce à
dire ce qui est justement et son temps et son territoire, au-delà
des contraintes définies par la rhétorique. Dans
le lieu du poème, le temps et l’espace se conjuguent
pour affirmer une dimension autre, dimension de choses connues,
méconnues, les peurs refoulées, les idéaux
lâchés, abandonnés dans la solitude du penser.
Ainsi, ce jeu est le lieu qui garantit la prise en possession
de soi-même, le lieu de la formulation de l’existence
personnelle qui prend forcément en compte la traduction,
espace critique par définition, qui organise la geste du
monde d’avant pour le monde d’ici. Dans cet espace
et ce temps, l’affirmation de la liberté personnelle
est une affirmation essentielle pour poursuivre le décryptage
de ce lieu de la fondation de soi, qui est aussi fondation des
autres, espace aréopage où l’écriture
confirme le don de soi.
3.
Ma poésie en quelques mots
Ma
poésie se confond avec les arcanes de mon histoire personnelle,
petite goutte d’eau dans la mouvance du monde, et c’est
cela que je cherche, toucher l’infiniment petit et l’infiniment
grand dans une sensualité des choses retrouvées
au-delà des jugements de valeur, au-delà de ce qu’on
en dit, au-delà de la maîtrise sociologique du monde.
D’où la création du sens, création
de la vie avec les outils de la langue, création d’un
imaginaire et surtout d’un univers poétique dont
la ferveur renvoie à tous ces milliers d’être
rencontrés en chemin, pour certains accompagnés
un bout plus ou moins long du chemin à tracer. Ainsi, ma
poésie se définit dans sa mouvance, et surtout dans
le rapport à l’autre, cet autre non plus jugé,
cet autre observé et fréquenté avec curiosité
pour une appréhension des rapports dans l’au-delà
des jugements de valeurs qui enferment l’imaginaire, qui
créent la peur, qui figent des distances. Finalement, est-ce
là l’indispensable de la structuration de l’humain
? Ma poésie part de ce point pour poindre sur une rive
autre, rive d’un monde où le sens se construit dans
le rapport à l’autre, dans la fusion avec l’autre.
Ma
poésie est cet ensemble d’interrogations qui partent
d’une inquiétude, d’une biographie chahutée
entre les rives de deux continents, l’Europe et l’Amérique
Latine, la connaissance de ces milliers autres que j’ai
approchés, et également de ces autres que je n’ai
pu approcher, mais qui m’ont constituée aussi en
tant qu’être humain, en tant que femme, en tant que
mère, en tant que professionnelle, en tant que poétesse.
Et c’est dans ma poésie que se trouve, finalement,
constituée toute la largeur de ma vie, ma poésie
en langue française, cette langue que j’aime et que
j’ai choisi dans une relation amoureuse intense, une relation
non pas fusionnelle, mais un lieu de repérage du monde,
lieu d’observation constitué au fil du temps, au
fil des jours, par l’ensemble des expériences qui
ne se cumulent pas, qui ne se superposent pas, mais qui constituent
des compréhensions qualitatives pour ce phénomène
merveilleux qu’est la vie. Dans ce sens, oui, je suis une
amoureuse, une passionnée qui cherche à voir dans
la vie ses milliers de secrets à partir d’un substrat
où il n’y aurait plus de jugement, où il y
aurait simplement les fluides qui organisent les rapports entre
les gens. Et là, le plaisir est total dans ce chant entonné
à plusieurs, chant de bonheur dans la rencontre qui dessine
les contours du monde, contours tout en dentelles dans la découverte
de l’aube d’un jour qui point, dans les retrouvailles
avec sa fille, ou avec sa propre mère, dans la visite à
des paysages cantonnés dans la mémoire du corps,
dans l’émerveillement de la rencontre avec l’homme
aimé dans une sensualité toute en douceur pleinement
partagée par des corps et par l’esprit qui ne font
qu’un dans l’instant.
Ma
poésie est cet écheveau de fils tissés au
fil de ma vie pleinement posée sur les rives du néant,
tracé immuable du temps dans la mémoire par des
parcours individuels et historiques hérités de toutes
parts. Ma poésie est cette lumière ancrée
dans l’univers poétique, qui parle du monde, qui
dit le monde, qui rend compte des moments multiples et inimaginables
fondés sur le temps long, temps d’observations, temps
de découvertes, temps de repérage pour se positionner
pleinement comme un être humain plein dans le monde mouvant
des choses qui vont et qui viennent, ces choses qui tirent leur
richesse et leur force, ô paradoxe, justement de la fragilité
des choses. Voilà pourquoi ma poésie dit ma vie,
dit la séquence toujours en état d’inachèvement
du monde, dit la beauté délicieuse d’une conversation
avec un ami, avec un élève, avec cet autre également
positionné dans le monde, façonné par le
monde, régenté comme tout un chacun par des forces
qui meuvent le monde, et desquelles nous sommes partie prenante.
Le tout est de vivre tout en observant conquête de paix
à partir de ces milliers de moments pétris de chaleur,
de froid, de néant, de vide.
Oui,
ma poésie dit aussi le vide. Je revendique le droit de
dire le vide dans un monde qui affirme que tout est plein. Non,
tout n’est pas plein. Dans l’univers, il y a le vide
qui est le complément fondamental du plein, qui donne du
sens au plein, qui existe avec le plein. Ma poésie s’inscrit
dans cet interstice matriciel dégagé depuis l’origine
des temps, temps long, temps incalculable, temps mystérieux
où géographie et histoire perdent de leur sens sur
leur période si courte, où le façonnement
des humains se transmue en quelque chose d’indicible. Et
pour dire l’indicible, la langue est là, outil indispensable
pour mesurer la force de cet écheveau du dicible. La langue
est cette boîte à outils qui forge le langage poétique,
langage où plein et vide s’assemblent, se complètent
sur la page, dans l’espace du monde transmué dans
l’espace du poème. D’où l’importance
de trouver cette limite entre vide et plein, de se confronter
au langage pour traduire cette limite dans le poème afin
de le positionner au cœur de cette limite entre vide et plein
d’où la vie prend naissance, d’où éclôt
toute possibilité de communication, de confrontation, d’ébauche
du sens des choses. Ma poésie s’ancre dans cette
problématique de la langue, du langage où le rythme
constitue, de ce fait, un élément fondamental pour
exprimer cette mouvance repérable dans le temps organisé
sous forme de quotidiens jamais les mêmes, qui ne peuvent
jamais être les mêmes. Ma poésie s’ancre
donc dans ce désir de dire, en langue française,
le silence des veillées, le rythme de la langue ponctué
par un langage qui porte en lui une possibilité de communication,
la possibilité de vivre les voix de l’enfance se
faire force dans la vie d’adulte, écouter les langues
de l’enfance pour construire la vraie langue de la vie,
langue poétique, langue du dire les choses possibles, langue
potentielle où tout ne peut jamais être dit, où
tout ne sera jamais dit, justement parce que vide et plein sont
des éléments constitutifs de ma poésie. Ma
poésie nuance donc les contours de la vie, contours fluides
repérables dans maintes manifestations du quotidien, le
regard d’un clochard, l’exaspération hébétée
d’un adulte, le cri d’un enfant, les yeux emplis de
famine d’un nourrisson, le regard de deux amoureux. Ma poésie
dit ce qui ne peut être dit en prose, dans ce repérable
minutieux de la chose dite, redite, rythmée, reformulée
qui ne transgresse aucune règle car la poésie est
au-delà de toute règle, du tout normatif, du tout
prescriptif. Ebaucher, oui, mais ébaucher avec force, puissance,
sensualité et le désir fortement chargé de
promesses pour tout ce qu’il y a à ébaucher,
à nuancer, à repérer dans l’infini
des choses qu’on croit trop souvent finies, enfermées
dans une historicité vouée à l’appauvrissement.
Ma poésie ouvre sur l’interrogation du monde, des
êtres, de moi-même, interrogation que j’ai faite
mienne depuis des années, que je porte en moi, mon secret
dit dans le non-dit, mon trésor que je livre avec ma poésie.
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