Alexis
NOUSS
Entretien
avec Raphaël Confiant Alexis
Nouss : « Littérature francophone », vous l’écrivez
au singulier ou au pluriel ?
Raphaël
Confiant : J’écris forcément « littératures francophones »
au pluriel parce que j’estime que la langue française n’appartient
plus à la France, à l’hexagone, qu’elle s’est diffusée à travers
le monde entier et qu’elle est désormais la propriété de tous
ceux qui la parlent. Donc, pour moi, il y a des français et il
n’y a pas le français. Donc, dans chaque pays où l’on parle le
français, il y a une littérature particulière qui se développe,
bien sûr, sur un fond commun de langue française mais avec son
propre imaginaire ; parce que ce qui est important en littérature,
c’est certes la langue mais surtout l’imaginaire qui y est développé.
Et donc, je ne peux pas imaginer, penser une seule seconde, que
l’imaginaire d’un Maghrébin soit celui d’un Antillais, que celui
d’un Négro-Africain soit celui d’un Québécois. A partir de là,
je suis obligé de parler de littératures francophones au pluriel.
A. N. :
Le français de vos romans, est-ce un créole créolisé, et créolisé
avec la langue française ?
R. C. :
Disons que c’est une langue qui n’existe pas dans le réel. Parce
qu’il ne faut pas oublier que Proust disait que tout écrivain
écrit dans une langue étrangère même quand il écrit dans sa propre
langue. Beaucoup de gens me demandent : « Est-ce qu’on
parle comme ça aux Antilles ? » Et certains Antillais
me disent : « On ne parle pas comme ça chez nous et
pourquoi tu écris comme ça ? » Je leur dis : «
J’écris dans ma langue d’écrivain ». Alors bien sûr, elle
est fondée au départ sur un bouturage de ce que je pourrais appeler
la littérarité, l’oralité créole sur la littérarité française.
Bouturage au sens presque botanique du terme. Donc ma base, c’est
la littérarité française et je vais bouturer dessus l’oralité
créole. C’est un travail qui se fait du niveau le plus humble,
l’emprunt d’une image, d’une métaphore créole à un niveau beaucoup
plus subtil qui est la construction même, la rhétorique, le rythme,
les périodes qui sont empruntées au créole et qui sont moins visibles
au premier degré. Parce que les gens voient souvent le premier
degré, des mots, des images bizarres, empruntées ; mais ça,
ce n’est que la surface. Le bouturage se fait aussi en profondeur,
où il y a une manière d’aborder le récit, où il y a des propensions
digressives, où il y a le ressassement, la multiplication des
points de vue, etc. Ce qui fait que je ne vais pas définir
ma langue comme étant une langue au sens linguistique du terme.
C’est une langue d’écrivain. Et en cela, ça n’a rien de bizarre
parce que tout écrivain invente sa langue, parce que c’est une
langue d’écrivain qui est un mélange de plusieurs langues.
A.N. : Dernière
question, liée à la précédente. Vous évoquiez, dans le recueil
Parole de nuit , de cette « béance » entre
la langue française qu’écrit encore un Césaire et cette langue
de prolifération des « maîtres du dire » et vous disiez
que le défi de la littérature antillaise, c’était de combler la
béance. Maintenant, dix ou quinze ans après, alors qu’il y a désormais
une littérature antillaise, est-ce que, d’après vous, cette béance
est davantage comblée ?
R.C. :
Ah oui. Très certainement, parce que plus aucun auteur antillais
ne peut écrire innocemment en français. Après la créolité, non
pas qu’ils refassent ce que nous avons déjà fait, mais ils ont
une distance par rapport au français, une distance critique. Ils
ne sont pas perdus dans la langue française et ils savent que,
quelque part, il y a une oraliture créole, que pour des raisons
historiques, elle n’a pas pu évoluer naturellement en une littérature
créolophone, ce qui aurait dû être le cas, mais qu’elle se continue
quelque part quand même à travers une littérature francophone
antillaise, selon des modalités particulières. Et donc, le meilleur
compliment qu’on puisse nous faire, qu’on nous fait ou qu’on me
fait, c’est quand on me dit : « Écoutez, Monsieur, j’adore
vos livres et quand je les lis, j’ai l’impression de lire du créole ».
C’est le meilleur compliment ! Et les lecteurs qui me le
disent sont nombreux. J’estime que là, j’ai comblé la béance.
Quand un lecteur martiniquais me dit : « J’adore vos
livres parce que j’ai l’impression de lire du créole », j’estime
que la béance, elle est vraiment comblée !
Montréal, novembre
2005
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