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L'exemple
du sertão (sertaoun) brésilien, qui peut être comparé
à certains égards à la frontier états-unienne, rejoindrait
ce principe le spécialiste de la littérature Francis Utéza
a expliqué qu'en tant que zone frontière, le sertão évoque
à la fois une réalité géographique et psychologique. En tant que
réalité géographique, il se définit comme une zone intérieure,
sauvage, éloignée du littorale, associée à la steppe ou à la savane.
Étymologiquement, il signifie "l’Être à son maximum"
ser équivalant à l'Être, alors que tão évoque tantôt
un suffixe superlatif (tellement, maximum), tantôt une élévation
morale. Cette zone à la fois attirante et inquiétante représenterait
de cette manière le lieu de l'identité, la source où se révèle
la présence du refoulé et de la transcendance. C'est ainsi que
la réalité frontalière des Amériques s'est faite à la fois culture
et histoire, et que l'objet du manque – l'historicité - a cédé
la place à l'idée d'un possible performatif. En vertu de certains
glissements sémantiques, la frontière a d’ailleurs fini par représenter
les différentes conditions que l’individu moderne cherche à atteindre,
qu'elles soient d’ordre matériel ou spirituel, politique ou économique.
C’est ainsi que les mythes fondateurs de l'américanité ont rejoint
les fondements mêmes de l’identité moderne soit sa confrontation
avec l'altérité, ainsi qu’une dynamique d'exploration hasardeuse
menant à des transformations qui peuvent s’avérer aussi bien créatrices
que destructrices.
Au-delà
des déterminants nationaux et régionaux se seraient ainsi développés
des mythes partagés par de multiples communautés, et qui demeurent
observables aussi bien dans les idéologies politiques que dans
les champs littéraires et artistique. Afin de déterminer comment
l'expérience de la frontière a pu se transmettre et s’exprimer
dans les productions artistiques, il est utile d’abord de fournir
certaines précisions sur la manière dont s'articulent le phénomène
mythique et la réalité historique. Au cours des années 1960, le
théoricien de la mythologie canadienne Northrop Frye expliquait
que le mythe a comme fonction de révéler aux communautés la place
qu'elles occupent dans le monde, ainsi que leurs dynamiques de
développement « [...] ce que nous propose le mythe n'est pas ce
qui s'est produit dans le passé, mais ce que pour justifier le
présent, l'on suppose s'être produit dans le passé. Un tel mythe
a pour fonction sociale de rationaliser le statu quo […]
». L'auteur cernait ainsi la manière dont les communautés retiennent
certains modèles dont les actions incarnent les défis qu'elles
se donnent. Cette dimension didactique et performative du mythe
en ferait de cette manière un des agents essentiels du narratif
historique. En cela, il s'avère un véritable langage d'engagement
dont le sens se révèle non pas dans sa forme soi-disant originelle
(dont il est impossible de toute façon de déterminer la source),
mais dans le développement même de l’histoire.
Poursuivant
cet examen, Gérard Bouchard s’est appuyé plus récemment sur la
thèse de Lévi-Strauss (1958, p. 248) selon laquelle le mythe
aurait entre autres fonctions de résoudre les contradictions et
de dénouer les conflits que vit une communauté. S’appuyant sur
le principe du mouvement dialogique, Bouchard remarquait que «
le mythe, comme représentation, entretient avec la réalité
un rapport de pertinence qui ne relève pas de la vérité
mais de l'efficacité symbolique, de sa capacité à concilier durablement
des éléments contraires ». En somme, la question n’est pas tant
de déterminer la véracité du mythe que son efficacité.
Transposé dans les arts, la littérature ou les idéologies, il
confronte la communauté à ses conflits internes et propose des
modèles d’action performés par les héros exemplaires qui s'appliquent
à défendre le statu quo ou à transgresser les normes établies.
À ce titre, Bouchard conclut qu’à défaut de « mémoire longue »,
les collectivités du Nouveau Monde auraient fondé leur héritage
culturel en partie sur l'expérience de la confrontation au territoire,
à l’inconnu et à l’altérité (2000, p. 19 ; 2004). Ainsi,
contrairement aux définitions européennes (Gilbert Durand, Roland
Barthes, etc.) qui tendent avant tout à retenir du mythe sa dimension
discursive et symbolique et à en faire un agent consensuel, en
Amérique, le phénomène mythique implique plus spécifiquement les
pulsions actives de transformation, celles-là mêmes qui définissaient
ses fondements depuis les Métamorphoses d'Ovide. En fait,
les grands mythes des Amériques, celui du renouveau et du potentiel
de transformation, semblent avoir eu un impact sur la manière
dont le phénomène mythique lui-même y aurait été interprété. À
chaque mouvement de recul de la frontière, les générations successives
de pionniers avaient l'impression d’incarner elles-mêmes les héros
exemplaires de cette cosmogonie renouvelable. C’est ainsi que
récit mythologique et processus historique ont fini par se confondre
et que le mythe du pionnier a acquis un capital symbolique durable.
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