Le mercredi 19 avril 2006

16h - 18h, salle C-9019 (9e étage)
Pavillon Lionel-Groulx

conférence de Louise VIGNEAULT

 
 
LA MODERNITÉ ARTISTIQUE EN AMÉRIQUE DU NORD
ENTRE L'ESPACE RÉEL ET L'ESPACE IMAGINÉ

 
 
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Jackson Pollock, Going West, 1934-1936.

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L'exemple du sertão (sertaoun) brésilien, qui peut être comparé à certains égards à la frontier états-unienne, rejoindrait ce principe  le spécialiste de la littérature Francis Utéza a expliqué qu'en tant que zone frontière, le sertão évoque à la fois une réalité géographique et psychologique. En tant que réalité géographique, il se définit comme une zone intérieure, sauvage, éloignée du littorale, associée à la steppe ou à la savane. Étymologiquement, il signifie "l’Être à son maximum" ser équivalant à l'Être, alors que tão évoque tantôt un suffixe superlatif (tellement, maximum), tantôt une élévation morale. Cette zone à la fois attirante et inquiétante représenterait de cette manière le lieu de l'identité, la source où se révèle la présence du refoulé et de la transcendance. C'est ainsi que la réalité frontalière des Amériques s'est faite à la fois culture et histoire, et que l'objet du manque – l'historicité - a cédé la place à l'idée d'un possible performatif. En vertu de certains glissements sémantiques, la frontière a d’ailleurs fini par représenter les différentes conditions que l’individu moderne cherche à atteindre, qu'elles soient d’ordre matériel ou spirituel, politique ou économique. C’est ainsi que les mythes fondateurs de l'américanité ont rejoint les fondements mêmes de l’identité moderne  soit sa confrontation avec l'altérité, ainsi qu’une dynamique d'exploration hasardeuse menant à des transformations qui peuvent s’avérer aussi bien créatrices que destructrices.

Au-delà des déterminants nationaux et régionaux se seraient ainsi développés des mythes partagés par de multiples communautés, et qui demeurent observables aussi bien dans les idéologies politiques que dans les champs littéraires et artistique. Afin de déterminer comment l'expérience de la frontière a pu se transmettre et s’exprimer dans les productions artistiques, il est utile d’abord de fournir certaines précisions sur la manière dont s'articulent le phénomène mythique et la réalité historique. Au cours des années 1960, le théoricien de la mythologie canadienne Northrop Frye expliquait que le mythe a comme fonction de révéler aux communautés la place qu'elles occupent dans le monde, ainsi que leurs dynamiques de développement « [...] ce que nous propose le mythe n'est pas ce qui s'est produit dans le passé, mais ce que pour justifier le présent, l'on suppose s'être produit dans le passé. Un tel mythe a pour fonction sociale de rationaliser le statu quo […] ». L'auteur cernait ainsi la manière dont les communautés retiennent certains modèles dont les actions incarnent les défis qu'elles se donnent. Cette dimension didactique et performative du mythe en ferait de cette manière un des agents essentiels du narratif historique. En cela, il s'avère un véritable langage d'engagement dont le sens se révèle non pas dans sa forme soi-disant originelle (dont il est impossible de toute façon de déterminer la source), mais dans le développement même de l’histoire.

Poursuivant cet examen, Gérard Bouchard s’est appuyé plus récemment sur la thèse de Lévi-Strauss (1958, p. 248) selon laquelle le mythe aurait entre autres fonctions de résoudre les contradictions et de dénouer les conflits que vit une communauté. S’appuyant sur le principe du mouvement dialogique, Bouchard remarquait que « le mythe, comme représentation, entretient avec la réalité un rapport de pertinence qui ne relève pas de la vérité mais de l'efficacité symbolique, de sa capacité à concilier durablement des éléments contraires ». En somme, la question n’est pas tant de déterminer la véracité du mythe que son efficacité. Transposé dans les arts, la littérature ou les idéologies, il confronte la communauté à ses conflits internes et propose des modèles d’action performés par les héros exemplaires qui s'appliquent à défendre le statu quo ou à transgresser les normes établies. À ce titre, Bouchard conclut qu’à défaut de « mémoire longue », les collectivités du Nouveau Monde auraient fondé leur héritage culturel en partie sur l'expérience de la confrontation au territoire, à l’inconnu et à l’altérité (2000, p. 19 ; 2004). Ainsi, contrairement aux définitions européennes (Gilbert Durand, Roland Barthes, etc.) qui tendent avant tout à retenir du mythe sa dimension discursive et symbolique et à en faire un agent consensuel, en Amérique, le phénomène mythique implique plus spécifiquement les pulsions actives de transformation, celles-là mêmes qui définissaient ses fondements depuis les Métamorphoses d'Ovide. En fait, les grands mythes des Amériques, celui du renouveau et du potentiel de transformation, semblent avoir eu un impact sur la manière dont le phénomène mythique lui-même y aurait été interprété. À chaque mouvement de recul de la frontière, les générations successives de pionniers avaient l'impression d’incarner elles-mêmes les héros exemplaires de cette cosmogonie renouvelable. C’est ainsi que récit mythologique et processus historique ont fini par se confondre et que le mythe du pionnier a acquis un capital symbolique durable.

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