Le mercredi 19 avril 2006

16h - 18h, salle C-9019 (9e étage)
Pavillon Lionel-Groulx

conférence de Louise VIGNEAULT

 
 
LA MODERNITÉ ARTISTIQUE EN AMÉRIQUE DU NORD
ENTRE L'ESPACE RÉEL ET L'ESPACE IMAGINÉ

 
 
liste des conférences     annonce     texte de la conférence     photos
 
 

1 2 3 4 5 6 7

Aux États-Unis, les œuvres Jackson Pollock présentaient le même type de composition en all-over (déhiérarchisée) selon laquelle un réseau de lignes s’étend uniformément dans un espace ouvert et dépourvu de cadre. Les différentes composantes de cette structure fractale constituent des éléments synecdotiques, chaque partie renfermant une construction semblable à celle de la totalité de la surface. Malgré son apparence chaotique ou labyrinthique, l’œuvre présente une organisation rigoureuse de la surface. À ce titre, Pollock parlait de « hasard contrôlé », formule qui décrit bien l’équilibre nécessaire entre l’intervention spontanée (inconsciente) et consciente, les efforts qu’il devait fournir pour assurer l’uniformité de cette structure dans un format aussi vaste. Par la répétition du geste, la ligne crée également un espace unifié qui se déploie non plus en profondeur mais de façon latérale, donnant ainsi l'illusion que l’œuvre se poursuit de chaque côté du cadre, comme si elle était soumise à une force centrifuge. Cette structure avait donc pour effet de ramener le regard du spectateur en surface et d’affirmer par le fait même l’autonomie du médium.

La ligne elle-même revêt un statut de signe pur qui révèle la simple présence de l’artiste. Dans son ouvrage consacré au phénomène de l’empreinte, Georges Didi-Huberman soulignait que si dans l'ordre de la nature, laisser sa trace constitue un signe de vulnérabilité (puisqu’on risque de se faire débusquer par un prédateur ou un chasseur), dans l’ordre culturel, s’approprier la trace de l’Autre ou marquer un site de sa propre trace devient un signe d’emprise, de contrôle. Pour Pollock et ses collègues, cet élément révélait ainsi l’assomption d’un retour intégral aux sources du langage pictural, par une expression à la fois rudimentaire et fondatrice. En marquant systématiquement le geste de l'artiste, la ligne semblait ainsi incarner une présence synecdotique de l'expérience de la frontière, présence dont le réflexe primaire était de combler une absence. En cela, les artistes réussissaient à justifier leur démarche face à la critique européenne qui stipulait que l’automatisme mécanique souffrait d’un manque de contenu.

Il est également symptomatique de constater que si, chez les surréalistes, l'expression du bagage inconscient prenait pour fondement la psychanalyse freudienne, chez les artistes états-uniens, ce contenu intime était considéré comme secondaire ou complémentaire à l’évocation d’une mythologie collective inspirée des théories de Jung. En misant sur l'expression des archétypes de l’américanité et de questionnements existentiels universaux, les œuvres rejoignaient de cette manière une perspective plus vaste.

À ce titre, Borduas avait également expliqué en 1957, après avoir découvert les productions états-uniennes lors d’un séjour à New York, en quoi consistait selon lui la différence entre les démarches picturales des avant-gardes européenne et américaine : Je vois un mouvement très différent, parti sur des mêmes recherches de base [...]. Depuis cinq ou six ans, à New York, un mouvement vers un changement d’échelle s’est opéré  les tableaux sont devenus de plus en plus grands, de plus en plus simples, en comportant de moins en moins d’éléments. On a l’impression que la peinture de New York va vers des généralisations possibles, tandis que l’impression que nous avons à Paris est, au contraire, que ça va vers un art de plus en plus intime, de plus en plus personnel, de plus en plus psychique.

Borduas pointait ainsi le fait qu’en Amérique, l’artiste ne s’est pas contenté de produire des œuvres  il a également performé sa démarche, en mettant de l’avant une action interprétée bien souvent comme un geste initial fondateur. Transplanté dans le contexte du Nouveau Monde, l'expression du bagage psychique aurait donc été réinterprétée notamment en fonction de l'expérience de confrontation à un espace inconnu et ouvert, et de celle d'une action spontanée et directe nécessaire à cette confrontation.

L’utilisation des grands formats s’avère également révélatrice  alors que les Européens exploitaient généralement un espace étroitement circonscrit à travers lequel était projeté un contenu psychique, et que les grands formats étaient réservés non plus à la peinture d’histoire comme par le passé, mais néanmoins à la représentation d’événements collectifs (on pense notamment à Guernica de Picasso), les Américains élevaient leur expérience d'exploration physique ou psychologique au rang d'événement historique significatif, ce qui justifiait le recours au grand format. Les artistes avaient bien sûr expérimenté les larges surfaces au cours de leur participation aux programmes de la Works Progress Administration issue des politiques du New Deal de Roosevelt, qui leur permettaient, pendant la Crise économique, de réaliser des murales publiques sous la supervisions des spécialistes mexicains. Mais, une fois de retour dans le cadre intime de leur atelier, après la Seconde Guerre, ils ont cependant choisi de maintenir cette habitude.

En projetant la trace de son action spontanée sur le support, Pollock illustrait ainsi non pas strictement le contenu d’une expérience intime, mais celle de toute une collectivité, celle de la confrontation hasardeuse d’un espace inconnu. Issu lui-même d’une famille de pionniers, il a réussi le défi d’imposer une œuvre réalisée à partir de moyens sommaires, qui ne recourent pas à des codes savants et qui offrent comme unique contenu la trace répétitive d’une présence en transit, suivant un équilibre entre le mouvement et l'enracinement, entre l’action et la matérialité. Ainsi, peu importe si les artistes étaient des citoyens établis (comme Pollock) ou des immigrants naturalisés (comme De Kooning et Rothko), cette expérience conservait une résonance significative.

Par ailleurs, tandis qu’au début du 20e siècle, la population avait encore en mémoire les récentes épopées du pionnier de la conquête de l'Ouest, au lendemain de la Seconde Guerre, cette même figure se voyait réencodée par la contre-culture de la Beat generation. Elle prenait alors la forme nomade et spiritualisée du vagabond engagé dans une dérive à la fois physique et psychologique, en quête de l'« essence » du continent. En somme, le modèle du pionnier se voyait réactualisé aussi bien par la pensée dominante que par la contre-culture, comme s’il était doté d’une fonction déterminante et complexe que les contradictions sociales ne réussissaient pas à discréditer.

Dans ce contexte, les comportements « excessifs » de Pollock, tout comme les circonstances de son suicide en 1956 (comparées à celles de James Dean), se sont trouvés publiquement révélés sans que son succès et sa popularité en soient affectés, comme si les débordements physiques et psychologiques avaient été culturellement assumés, faisaient partie intégrante de l’entreprise des avant-gardes, au même titre qu’ils ont participé à l’expérience de la conquête du territoire.

1 2 3 4 5 6 7