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Aux
États-Unis, les œuvres Jackson Pollock présentaient le même type
de composition en all-over (déhiérarchisée) selon laquelle
un réseau de lignes s’étend uniformément dans un espace ouvert
et dépourvu de cadre. Les différentes composantes de cette structure
fractale constituent des éléments synecdotiques, chaque partie
renfermant une construction semblable à celle de la totalité de
la surface. Malgré son apparence chaotique ou labyrinthique, l’œuvre
présente une organisation rigoureuse de la surface. À ce titre,
Pollock parlait de « hasard contrôlé », formule qui
décrit bien l’équilibre nécessaire entre l’intervention spontanée
(inconsciente) et consciente, les efforts qu’il devait fournir
pour assurer l’uniformité de cette structure dans un format aussi
vaste. Par la répétition du geste, la ligne crée également un
espace unifié qui se déploie non plus en profondeur mais de façon
latérale, donnant ainsi l'illusion que l’œuvre se poursuit de
chaque côté du cadre, comme si elle était soumise à une force
centrifuge. Cette structure avait donc pour effet de ramener le
regard du spectateur en surface et d’affirmer par le fait même
l’autonomie du médium.
La
ligne elle-même revêt un statut de signe pur qui révèle la simple
présence de l’artiste. Dans son ouvrage consacré au phénomène
de l’empreinte, Georges Didi-Huberman soulignait que si dans l'ordre
de la nature, laisser sa trace constitue un signe de vulnérabilité (puisqu’on
risque de se faire débusquer par un prédateur ou un chasseur),
dans l’ordre culturel, s’approprier la trace de l’Autre ou marquer
un site de sa propre trace devient un signe d’emprise, de contrôle.
Pour Pollock et ses collègues, cet élément révélait ainsi l’assomption
d’un retour intégral aux sources du langage pictural, par une
expression à la fois rudimentaire et fondatrice. En marquant systématiquement
le geste de l'artiste, la ligne semblait ainsi incarner une présence
synecdotique de l'expérience de la frontière, présence dont le
réflexe primaire était de combler une absence. En cela, les artistes
réussissaient à justifier leur démarche face à la critique européenne
qui stipulait que l’automatisme mécanique souffrait d’un manque
de contenu.
Il
est également symptomatique de constater que si, chez les surréalistes,
l'expression du bagage inconscient prenait pour fondement la psychanalyse
freudienne, chez les artistes états-uniens, ce contenu intime
était considéré comme secondaire ou complémentaire à l’évocation
d’une mythologie collective inspirée des théories de Jung. En
misant sur l'expression des archétypes de l’américanité et de
questionnements existentiels universaux, les œuvres rejoignaient
de cette manière une perspective plus vaste.
À
ce titre, Borduas avait également expliqué en 1957, après avoir
découvert les productions états-uniennes lors d’un séjour à New
York, en quoi consistait selon lui la différence entre les démarches
picturales des avant-gardes européenne et américaine : Je
vois un mouvement très différent, parti sur des mêmes recherches
de base [...]. Depuis cinq ou six ans, à New York, un mouvement
vers un changement d’échelle s’est opéré les tableaux sont
devenus de plus en plus grands, de plus en plus simples, en comportant
de moins en moins d’éléments. On a l’impression que la peinture
de New York va vers des généralisations possibles, tandis que
l’impression que nous avons à Paris est, au contraire, que ça
va vers un art de plus en plus intime, de plus en plus personnel,
de plus en plus psychique.
Borduas
pointait ainsi le fait qu’en Amérique, l’artiste ne s’est pas
contenté de produire des œuvres il a également performé
sa démarche, en mettant de l’avant une action interprétée bien
souvent comme un geste initial fondateur. Transplanté dans le
contexte du Nouveau Monde, l'expression du bagage psychique aurait
donc été réinterprétée notamment en fonction de l'expérience de
confrontation à un espace inconnu et ouvert, et de celle d'une
action spontanée et directe nécessaire à cette confrontation.
L’utilisation
des grands formats s’avère également révélatrice alors que
les Européens exploitaient généralement un espace étroitement
circonscrit à travers lequel était projeté un contenu psychique,
et que les grands formats étaient réservés non plus à la peinture
d’histoire comme par le passé, mais néanmoins à la représentation
d’événements collectifs (on pense notamment à Guernica
de Picasso), les Américains élevaient leur expérience d'exploration
physique ou psychologique au rang d'événement historique significatif,
ce qui justifiait le recours au grand format. Les artistes avaient
bien sûr expérimenté les larges surfaces au cours de leur participation
aux programmes de la Works Progress Administration issue
des politiques du New Deal de Roosevelt, qui leur permettaient,
pendant la Crise économique, de réaliser des murales publiques
sous la supervisions des spécialistes mexicains. Mais, une fois
de retour dans le cadre intime de leur atelier, après la Seconde
Guerre, ils ont cependant choisi de maintenir cette habitude.
En
projetant la trace de son action spontanée sur le support, Pollock
illustrait ainsi non pas strictement le contenu d’une expérience
intime, mais celle de toute une collectivité, celle de la confrontation
hasardeuse d’un espace inconnu. Issu lui-même d’une famille de
pionniers, il a réussi le défi d’imposer une œuvre réalisée à
partir de moyens sommaires, qui ne recourent pas à des codes savants
et qui offrent comme unique contenu la trace répétitive d’une
présence en transit, suivant un équilibre entre le mouvement et
l'enracinement, entre l’action et la matérialité. Ainsi, peu importe
si les artistes étaient des citoyens établis (comme Pollock) ou
des immigrants naturalisés (comme De Kooning et Rothko), cette
expérience conservait une résonance significative.
Par
ailleurs, tandis qu’au début du 20e siècle, la population
avait encore en mémoire les récentes épopées du pionnier de la
conquête de l'Ouest, au lendemain de la Seconde Guerre, cette
même figure se voyait réencodée par la contre-culture de la Beat
generation. Elle prenait alors la forme nomade et spiritualisée
du vagabond engagé dans une dérive à la fois physique et psychologique,
en quête de l'« essence » du continent. En somme, le
modèle du pionnier se voyait réactualisé aussi bien par la pensée
dominante que par la contre-culture, comme s’il était doté d’une
fonction déterminante et complexe que les contradictions sociales
ne réussissaient pas à discréditer.
Dans
ce contexte, les comportements « excessifs » de Pollock,
tout comme les circonstances de son suicide en 1956 (comparées
à celles de James Dean), se sont trouvés publiquement révélés
sans que son succès et sa popularité en soient affectés, comme
si les débordements physiques et psychologiques avaient été culturellement
assumés, faisaient partie intégrante de l’entreprise des avant-gardes,
au même titre qu’ils ont participé à l’expérience de la conquête
du territoire.
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