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Nous
proposons comme première étude de cas l’œuvre de Tom Thomson,
un des membres du Groupe des Sept, qui a donc participé à l’essor
du sentiment nationaliste canadien. Il est important d’abord de
préciser qu’au début du 20e siècle, les artistes canadiens
étaient confrontés à un contexte restrictif. Les institutions
étant essentiellement académiques, les moyens d’exposition et
de diffusion s’avéraient à peu près inexistants, tandis que les
productions locales étaient littéralement boudées par les collectionneurs
qui ne s’intéressaient qu’aux productions et aux sujets européens.
L’objectif premier des artistes consistait donc à faire valoir
les thématiques locales, et à adapter les critères esthétiques
européens à la réalité canadienne Le Groupe des Sept s’est
inspiré, par exemple, du romantisme scandinave pour le langage
transcendantaliste, ainsi que de l’esthétique symboliste et du
courant Art and Craft (ou Art Nouveau) pour les qualités
décoratives du traitement (comme l’effet de vitrail dans certaines
œuvres The Jack Pine).
Alors
qu’à la fin du 19e siècle, au cours les décennies qui
ont suivi la Confédération, les représentations du paysage (en
peinture ou en photographie) permettaient de présenter à la population
canadienne l’élargissement progressif du pays, au début du 20e
siècle, au moment où le Dominion renforçait son autonomie face
à la Grande-Bretagne, la réalité territoriale était sur le point
d’illustrer la nouvelle conscience identitaire.
À
ce titre, certains artistes se sont appropriés le modèle du "pionnier",
du défricheur ou du coureur des bois, qui par ses traits de démesure
et son besoin de transgresser les frontières et les normes, incarnait
alors efficacement l’artiste moderne ce qui a été le cas
notamment de Tom Thomson en Ontario, au cours des
années 1910-1920, mais aussi de Jackson Pollock à NY au
cours des années 1950, et au même moment, au Québec, avec Jean-Paul
Riopelle. À propos du modèle du pionnier, il est intéressant
de noter que dès le 18e siècle, le lexicologue américain
Noah Webster avait comparé l'initiative du pionnier et du colon
à celui d’un artiste, en raison de la dimension créatrice et
prospective du travail d'exploration et de défrichement. Cette
parenté symbolique entre le champ artistique et l’entreprise coloniale
nous a conviés à approfondir les liens qui les unissaient de nouveau
au cours du 20e siècle. D’emblée, nous avons découvert
que les artistes auraient été marquée par ce bagage mythologique,
au moment même où les États-Unis, le Canada et la province du
Québec, affirmaient successivement leur particularité identitaire
face aux anciennes allégeances coloniales.
Dans
le champ artistique, on remarque que le modèle du pionnier s’est
présenté comme le pendant des figures associées à la bohème et
à l'univers forain dont se sont abondamment inspirées les avant-gardes
européennes au début du 20e siècle. Mais tandis que
les figures européennes de déplacement ont été associées à l'errance
et à la marginalité sociale (on pense aux Gitans et aux Romanichels
qui résistent à tout enracinement géographique), en Amérique,
on l'a vu, les modèles nomades référaient plutôt au mouvement
initial de transit et au mythe du possible régénérateur. De la
même manière, si le modèle de l’artiste en saltimbanque s'opposait
au conformisme bourgeois et incarnait l’ultime innocence dans
une Europe soi-disant en déclin, l’artiste pionnier représentait
plutôt le potentiel d’une Amérique en plein essor. En conjuguant
le mythe créateur nietzschéen et le mythe héroïque de la genèse
coloniale, les artistes nord-américains transcendaient les connotations
primitivistes ou folkloriques que la pensée européenne avait tendance
à lui accoler. À ce titre, Gérard Bouchard concluait que « Le
mythe de la jeunesse, de l'énergie créatrice des nations neuves
[venait ainsi] inverser le procès qui leur était fait par les
Européens sur ce même terrain [et] contrer le sentiment d'intimidation
et d'infériorité ».
À
ce titre, les artistes du Groupe des Sept avaient réagi d’instinct
contre l’image de l’artiste en vigueur chez les avant-gardes européennes
soit celle de l’intellectuel raffiné et marginalisé par la société
bourgeoise. S’inspirant de la tradition des Pleinairistes,
des peintres dit « de chevalet » comme les Impressionnistes
et de leurs successeurs qui avaient fuit l’univers des ateliers
pour travailler directement à l’extérieur, les Sept empruntaient
le modèle du pionnier ou du coureur des bois en explorant le Parc
Algonquin ou autres sites pittoresques, afin de réaliser des croquis.
Cette nouvelle personnalité artistique véhiculait alors efficacement
les valeurs de virilité, d’indépendance et d’enracinement que
s’attribuait la population canadienne afin de se dégager de son
image coloniale.
Le
problème est que, lorsqu’est venu le temps de présenter pour la
première fois les œuvres au public européen, en 1924, les éléments
qui ont été remarqués n’étaient pas la modernité du traitement
des paysages… et pour cause les avant-gardes européennes
avaient dépassé le symbolisme et l’Art nouveau depuis longtemps
en France, on en était déjà au surréalisme. Ce qu’on a retenu
était essentiellement le sujet représenté qui rejoignait directement
l’image qu’on se faisait alors du Canada un pays sauvage,
presqu’encore au premier stade de développement. Les oeuvres ont
donc eu un succès fou, mais pas pour les raisons auxquelles ils
s’attendaient. Il faudra attendre en fait au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale pour que se réalise ce fameux renversement
colonial, comme nous le verrons avec des artistes comme Pollock
et Riopelle.
Sur
le plan national, le succès du Groupe des Sept était alors attribué
à une conjoncture culturelle et politique favorable, mais également
à un événement tragique, celui du décès prématuré de Tom Thomson.
En juillet 1917, son corps était retrouvé dans un lac du parc
Algonquin où il travaillait comme guide et garde-forestier. Le
mécène et ami du Groupe, Reid MacCallum, affirmait que, suite
à cet événement, Thomson était « devenu le symbole national
de la récente émergence du Canada de son état de dépendance ».
Son statut héroïque reposait sur le fait qu’il avait réussi –
disait-on - à insuffler au territoire canadien un véritable sens,
une dimension cultuelle, et qu’à travers son œuvre, la population
avait pris conscience de l’importance du référent territorial
dans la définition de son identité.
Bien
qu’à l’époque, le parc Algonquin était aménagé depuis plusieurs
décennies afin de recevoir une clientèle touristique, l’image
de l’artiste aventurier a continué de marquer l’imaginaire politique
et populaire. Les artistes eux-mêmes répondaient d’ailleurs à
cette image, comme l’a exprimé Arthur Lismer, en 1926 « Nous portons
une affection immense à notre milieu naturel [...] à chacun de
ces lieux habités par les précieux souvenirs du pionnier, de l’explorateur
et du prospecteur. » Ceux qui se sont penchés sur le travail de
Thomson et de ses collègues ont d’ailleurs eu régulièrement recours
à la métaphore du pionnier, et ce, jusqu’à récemment. La plupart
des ouvrages consacrés à Thomson prennent la forme d'une véritable
épopée. Issu du milieu rural de la Baie Georgienne, et n’ayant
pas fréquenté les institutions académiques, contrairement à ses
collègues, l'artiste est décrit comme un autodidacte de génie,
une sorte de descendant des pionniers canadiens qui travaillait
apparemment « instinctivement » entre deux excursions
en canot.
Afin
de mieux comprendre de quelles manières Thomson a participé au
développement des modèles identitaires canadiens, nous avons effectué
un retour à la tradition historiographique du 19e siècle
consacrée au développement de la frontière, En comparant les thèses
canadiennes (inaugurées par les travaux de Innis) et états-uniennes
(défendues par Turner), nous avons pu constater que dans le contexte
états-unien, l’« homme de la frontière » était décrit
comme celui qui ouvrait la voie, et dont les initiatives évoquaient
la concrétisation même des idéaux démocratiques. Selon Turner,
ce potentiel était ce qui distinguait précisément l’expérience
américaine de celle de l’Europe. Au Canada, en revanche, l’Ouest
serait demeuré contrôlé par les centres urbains de Montréal ou
de Toronto, et par la métropole britannique. Cette absence de
rupture réelle avec la nation mère aurait fait en sorte de déplacer
l’imaginaire de la frontière vers le Nord, et par le fait même,
de renforcer la distinction avec les États-Unis, tout en nourrissant
abondamment les idéaux romantiques.
Bien
que ces données permettent d’expliquer certaines orientations
sur le plan des choix représentationnels, nous croyons que la
réalité de la frontière doit être considérée non pas uniquement
à partir de considérations idéologiques ou politiques, mais également
à partir de ce qu’elle implique dans l’expérience quotidienne
des citoyens.
seT
Sur
le plan national, le succès du Groupe des Sept était alors attribué
à une conjoncture culturelle et politique favorable, mais également
à un événement tragique, celui du décès prématuré de Tom Thomson.
En juillet 1917, son corps était retrouvé dans un lac du parc
Algonquin où il travaillait comme guide et garde-forestier. Le
mécène et ami du Groupe, Reid MacCallum, affirmait que, suite
à cet événement, Thomson était « devenu le symbole national
de la récente émergence du Canada de son état de dépendance ».
Son statut héroïque reposait sur le fait qu’il avait réussi –
disait-on - à insuffler au territoire canadien un véritable sens,
une dimension cultuelle, et qu’à travers son œuvre, la population
avait pris conscience de l’importance du référent territorial
dans la définition de son identité.
Bien
qu’à l’époque, le parc Algonquin était aménagé depuis plusieurs
décennies afin de recevoir une clientèle touristique, l’image
de l’artiste aventurier a continué de marquer l’imaginaire politique
et populaire. Les artistes eux-mêmes répondaient d’ailleurs à
cette image, comme l’a exprimé Arthur Lismer, en 1926 « Nous portons
une affection immense à notre milieu naturel [...] à chacun de
ces lieux habités par les précieux souvenirs du pionnier, de l’explorateur
et du prospecteur. » Ceux qui se sont penchés sur le travail de
Thomson et de ses collègues ont d’ailleurs eu régulièrement recours
à la métaphore du pionnier, et ce, jusqu’à récemment. La plupart
des ouvrages consacrés à Thomson prennent la forme d'une véritable
épopée. Issu du milieu rural de la Baie Georgienne, et n’ayant
pas fréquenté les institutions académiques, contrairement à ses
collègues, l'artiste est décrit comme un autodidacte de génie,
une sorte de descendant des pionniers canadiens qui travaillait
apparemment « instinctivement » entre deux excursions
en canot.
Afin
de mieux comprendre de quelles manières Thomson a participé au
développement des modèles identitaires canadiens, nous avons effectué
un retour à la tradition historiographique du 19e siècle
consacrée au développement de la frontière, En comparant les thèses
canadiennes (inaugurées par les travaux de Innis) et états-uniennes
(défendues par Turner), nous avons pu constater que dans le contexte
états-unien, l’« homme de la frontière » était décrit
comme celui qui ouvrait la voie, et dont les initiatives évoquaient
la concrétisation même des idéaux démocratiques. Selon Turner,
ce potentiel était ce qui distinguait précisément l’expérience
américaine de celle de l’Europe. Au Canada, en revanche, l’Ouest
serait demeuré contrôlé par les centres urbains de Montréal ou
de Toronto, et par la métropole britannique. Cette absence de
rupture réelle avec la nation mère aurait fait en sorte de déplacer
l’imaginaire de la frontière vers le Nord, et par le fait même,
de renforcer la distinction avec les États-Unis, tout en nourrissant
abondamment les idéaux romantiques.
Bien
que ces données permettent d’expliquer certaines orientations
sur le plan des choix représentationnels, nous croyons que la
réalité de la frontière doit être considérée non pas uniquement
à partir de considérations idéologiques ou politiques, mais également
à partir de ce qu’elle implique dans l’expérience quotidienne
des citoyens.
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