Le mercredi 19 avril 2006

16h - 18h, salle C-9019 (9e étage)
Pavillon Lionel-Groulx

conférence de Louise VIGNEAULT

 
 
LA MODERNITÉ ARTISTIQUE EN AMÉRIQUE DU NORD
ENTRE L'ESPACE RÉEL ET L'ESPACE IMAGINÉ

 
 
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Tom Thomson, Le Pin, 1917.

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Nous proposons comme première étude de cas l’œuvre de Tom Thomson, un des membres du Groupe des Sept, qui a donc participé à l’essor du sentiment nationaliste canadien. Il est important d’abord de préciser qu’au début du 20e siècle, les artistes canadiens étaient confrontés à un contexte restrictif. Les institutions étant essentiellement académiques, les moyens d’exposition et de diffusion s’avéraient à peu près inexistants, tandis que les productions locales étaient littéralement boudées par les collectionneurs qui ne s’intéressaient qu’aux productions et aux sujets européens. L’objectif premier des artistes consistait donc à faire valoir les thématiques locales, et à adapter les critères esthétiques européens à la réalité canadienne  Le Groupe des Sept s’est inspiré, par exemple, du romantisme scandinave pour le langage transcendantaliste, ainsi que de l’esthétique symboliste et du courant Art and Craft (ou Art Nouveau) pour les qualités décoratives du traitement (comme l’effet de vitrail dans certaines œuvres  The Jack Pine).

Alors qu’à la fin du 19e siècle, au cours les décennies qui ont suivi la Confédération, les représentations du paysage (en peinture ou en photographie) permettaient de présenter à la population canadienne l’élargissement progressif du pays, au début du 20e siècle, au moment où le Dominion renforçait son autonomie face à la Grande-Bretagne, la réalité territoriale était sur le point d’illustrer la nouvelle conscience identitaire.

À ce titre, certains artistes se sont appropriés le modèle du "pionnier", du défricheur ou du coureur des bois, qui par ses traits de démesure et son besoin de transgresser les frontières et les normes, incarnait alors efficacement l’artiste moderne  ce qui a été le cas notamment de Tom Thomson en Ontario, au cours des années 1910-1920, mais aussi de Jackson Pollock à NY au cours des années 1950, et au même moment, au Québec, avec Jean-Paul Riopelle. À propos du modèle du pionnier, il est intéressant de noter que dès le 18e siècle, le lexicologue américain Noah Webster avait comparé l'initiative du pionnier et du colon à celui d’un artiste, en raison de la dimension créatrice et prospective du travail d'exploration et de défrichement. Cette parenté symbolique entre le champ artistique et l’entreprise coloniale nous a conviés à approfondir les liens qui les unissaient de nouveau au cours du 20e siècle. D’emblée, nous avons découvert que les artistes auraient été marquée par ce bagage mythologique, au moment même où les États-Unis, le Canada et la province du Québec, affirmaient successivement leur particularité identitaire face aux anciennes allégeances coloniales.

Dans le champ artistique, on remarque que le modèle du pionnier s’est présenté comme le pendant des figures associées à la bohème et à l'univers forain dont se sont abondamment inspirées les avant-gardes européennes au début du 20e siècle. Mais tandis que les figures européennes de déplacement ont été associées à l'errance et à la marginalité sociale (on pense aux Gitans et aux Romanichels qui résistent à tout enracinement géographique), en Amérique, on l'a vu, les modèles nomades référaient plutôt au mouvement initial de transit et au mythe du possible régénérateur. De la même manière, si le modèle de l’artiste en saltimbanque s'opposait au conformisme bourgeois et incarnait l’ultime innocence dans une Europe soi-disant en déclin, l’artiste pionnier représentait plutôt le potentiel d’une Amérique en plein essor. En conjuguant le mythe créateur nietzschéen et le mythe héroïque de la genèse coloniale, les artistes nord-américains transcendaient les connotations primitivistes ou folkloriques que la pensée européenne avait tendance à lui accoler. À ce titre, Gérard Bouchard concluait que « Le mythe de la jeunesse, de l'énergie créatrice des nations neuves [venait ainsi] inverser le procès qui leur était fait par les Européens sur ce même terrain [et] contrer le sentiment d'intimidation et d'infériorité ».

À ce titre, les artistes du Groupe des Sept avaient réagi d’instinct contre l’image de l’artiste en vigueur chez les avant-gardes européennes soit celle de l’intellectuel raffiné et marginalisé par la société bourgeoise. S’inspirant de la tradition des Pleinairistes, des peintres dit « de chevalet » comme les Impressionnistes et de leurs successeurs qui avaient fuit l’univers des ateliers pour travailler directement à l’extérieur, les Sept empruntaient le modèle du pionnier ou du coureur des bois en explorant le Parc Algonquin ou autres sites pittoresques, afin de réaliser des croquis. Cette nouvelle personnalité artistique véhiculait alors efficacement les valeurs de virilité, d’indépendance et d’enracinement que s’attribuait la population canadienne afin de se dégager de son image coloniale.

Le problème est que, lorsqu’est venu le temps de présenter pour la première fois les œuvres au public européen, en 1924, les éléments qui ont été remarqués n’étaient pas la modernité du traitement des paysages… et pour cause  les avant-gardes européennes avaient dépassé le symbolisme et l’Art nouveau depuis longtemps  en France, on en était déjà au surréalisme. Ce qu’on a retenu était essentiellement le sujet représenté qui rejoignait directement l’image qu’on se faisait alors du Canada  un pays sauvage, presqu’encore au premier stade de développement. Les oeuvres ont donc eu un succès fou, mais pas pour les raisons auxquelles ils s’attendaient. Il faudra attendre en fait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que se réalise ce fameux renversement colonial, comme nous le verrons avec des artistes comme Pollock et Riopelle.

Sur le plan national, le succès du Groupe des Sept était alors attribué à une conjoncture culturelle et politique favorable, mais également à un événement tragique, celui du décès prématuré de Tom Thomson. En juillet 1917, son corps était retrouvé dans un lac du parc Algonquin où il travaillait comme guide et garde-forestier. Le mécène et ami du Groupe, Reid MacCallum, affirmait que, suite à cet événement, Thomson était « devenu le symbole national de la récente émergence du Canada de son état de dépendance ». Son statut héroïque reposait sur le fait qu’il avait réussi – disait-on - à insuffler au territoire canadien un véritable sens, une dimension cultuelle, et qu’à travers son œuvre, la population avait pris conscience de l’importance du référent territorial dans la définition de son identité.

Bien qu’à l’époque, le parc Algonquin était aménagé depuis plusieurs décennies afin de recevoir une clientèle touristique, l’image de l’artiste aventurier a continué de marquer l’imaginaire politique et populaire. Les artistes eux-mêmes répondaient d’ailleurs à cette image, comme l’a exprimé Arthur Lismer, en 1926 « Nous portons une affection immense à notre milieu naturel [...] à chacun de ces lieux habités par les précieux souvenirs du pionnier, de l’explorateur et du prospecteur. » Ceux qui se sont penchés sur le travail de Thomson et de ses collègues ont d’ailleurs eu régulièrement recours à la métaphore du pionnier, et ce, jusqu’à récemment. La plupart des ouvrages consacrés à Thomson prennent la forme d'une véritable épopée. Issu du milieu rural de la Baie Georgienne, et n’ayant pas fréquenté les institutions académiques, contrairement à ses collègues, l'artiste est décrit comme un autodidacte de génie, une sorte de descendant des pionniers canadiens qui travaillait apparemment « instinctivement » entre deux excursions en canot.

Afin de mieux comprendre de quelles manières Thomson a participé au développement des modèles identitaires canadiens, nous avons effectué un retour à la tradition historiographique du 19e siècle consacrée au développement de la frontière, En comparant les thèses canadiennes (inaugurées par les travaux de Innis) et états-uniennes (défendues par Turner), nous avons pu constater que dans le contexte états-unien, l’« homme de la frontière » était décrit comme celui qui ouvrait la voie, et dont les initiatives évoquaient la concrétisation même des idéaux démocratiques. Selon Turner, ce potentiel était ce qui distinguait précisément l’expérience américaine de celle de l’Europe. Au Canada, en revanche, l’Ouest serait demeuré contrôlé par les centres urbains de Montréal ou de Toronto, et par la métropole britannique. Cette absence de rupture réelle avec la nation mère aurait fait en sorte de déplacer l’imaginaire de la frontière vers le Nord, et par le fait même, de renforcer la distinction avec les États-Unis, tout en nourrissant abondamment les idéaux romantiques.

Bien que ces données permettent d’expliquer certaines orientations sur le plan des choix représentationnels, nous croyons que la réalité de la frontière doit être considérée non pas uniquement à partir de considérations idéologiques ou politiques, mais également à partir de ce qu’elle implique dans l’expérience quotidienne des citoyens.

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Sur le plan national, le succès du Groupe des Sept était alors attribué à une conjoncture culturelle et politique favorable, mais également à un événement tragique, celui du décès prématuré de Tom Thomson. En juillet 1917, son corps était retrouvé dans un lac du parc Algonquin où il travaillait comme guide et garde-forestier. Le mécène et ami du Groupe, Reid MacCallum, affirmait que, suite à cet événement, Thomson était « devenu le symbole national de la récente émergence du Canada de son état de dépendance ». Son statut héroïque reposait sur le fait qu’il avait réussi – disait-on - à insuffler au territoire canadien un véritable sens, une dimension cultuelle, et qu’à travers son œuvre, la population avait pris conscience de l’importance du référent territorial dans la définition de son identité.

Bien qu’à l’époque, le parc Algonquin était aménagé depuis plusieurs décennies afin de recevoir une clientèle touristique, l’image de l’artiste aventurier a continué de marquer l’imaginaire politique et populaire. Les artistes eux-mêmes répondaient d’ailleurs à cette image, comme l’a exprimé Arthur Lismer, en 1926 « Nous portons une affection immense à notre milieu naturel [...] à chacun de ces lieux habités par les précieux souvenirs du pionnier, de l’explorateur et du prospecteur. » Ceux qui se sont penchés sur le travail de Thomson et de ses collègues ont d’ailleurs eu régulièrement recours à la métaphore du pionnier, et ce, jusqu’à récemment. La plupart des ouvrages consacrés à Thomson prennent la forme d'une véritable épopée. Issu du milieu rural de la Baie Georgienne, et n’ayant pas fréquenté les institutions académiques, contrairement à ses collègues, l'artiste est décrit comme un autodidacte de génie, une sorte de descendant des pionniers canadiens qui travaillait apparemment « instinctivement » entre deux excursions en canot.

Afin de mieux comprendre de quelles manières Thomson a participé au développement des modèles identitaires canadiens, nous avons effectué un retour à la tradition historiographique du 19e siècle consacrée au développement de la frontière, En comparant les thèses canadiennes (inaugurées par les travaux de Innis) et états-uniennes (défendues par Turner), nous avons pu constater que dans le contexte états-unien, l’« homme de la frontière » était décrit comme celui qui ouvrait la voie, et dont les initiatives évoquaient la concrétisation même des idéaux démocratiques. Selon Turner, ce potentiel était ce qui distinguait précisément l’expérience américaine de celle de l’Europe. Au Canada, en revanche, l’Ouest serait demeuré contrôlé par les centres urbains de Montréal ou de Toronto, et par la métropole britannique. Cette absence de rupture réelle avec la nation mère aurait fait en sorte de déplacer l’imaginaire de la frontière vers le Nord, et par le fait même, de renforcer la distinction avec les États-Unis, tout en nourrissant abondamment les idéaux romantiques.

Bien que ces données permettent d’expliquer certaines orientations sur le plan des choix représentationnels, nous croyons que la réalité de la frontière doit être considérée non pas uniquement à partir de considérations idéologiques ou politiques, mais également à partir de ce qu’elle implique dans l’expérience quotidienne des citoyens.

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Tom Thomson, Guirlande automnale,
1915-1916.
Rocheuses, photographe anonyme.