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Nous
terminerons par l’analyse du cas de l’artiste québécois Jean-Paul
Riopelle dont la démarche comporte des similarités significatives
avec celle de Pollock, mais qui aura à faire face à différentes
contraintes. Contrairement au contexte états-unien qui bénéficiait,
dès les années 1930, de programmes gouvernementaux d’aide aux
artistes et d’un marché soutenu par un réseau de mécènes, les
artistes francophones se sont trouvés marginalisés et censurés
par les impératifs de sauvegarde des intérêts collectifs. Jusqu’à
la fin des années 1950, les pressions exercées par les politiques
conservatrices contribuaient néanmoins à renforcer leur appétit
d’affranchissement. En réaction au contexte de censure, les Automatistes
récupéraient les paramètres surréalistes de l’écriture automatiste,
de la même manière que leurs homologues états-uniens. Ils se démarquaient
toutefois de ces derniers en limitant l’intervention de la conscience
dans le processus créatif au profit de la libre expression de
l’inconscient. Associée à la censure sociale et politique, la
conscience était considérée par Borduas comme un élément essentiellement
néfaste seul le contenu de l’inconscient devait s’exprimer
sans la moindre entrave, afin de permettre à l’artiste de vivre
une « plénitude de ses dons individuels ». Misant de
cette manière sur un contenu essentiellement intime, les œuvres
conservaient à leurs débuts, un format restreint.
…
jusqu’à ce que Riopelle choisisse de se démarquer de la vision
de son maître en radicalisant les paramètres surréalistes à la
manière des artistes états-uniens, soit en faisant intervenir,
comme Pollock, la conscience sous forme de « hasard contrôlé ».
En raison de la conjoncture politique répressive, mais aussi de
l’esprit clanique qui régnait de plus en plus au sein du groupe
de Borduas, il quittait Montréal, en 1948 pour s’installer à Paris.
Il réalisait alors des œuvres expressionnistes abstraites semblables
à celles de Pollock, à la seule différence qu’il travaillait à
la verticale, que sa palette de couleur était plus élaborée, et
qu’il utilisait le pigment à l’huile Pollock utilisait de
la peinture automobile qui était plus fluide et donc mieux adaptée
à la technique du dripping – peut être traduit par dégoulinage).
Lorsque
Riopelle présentait sa première exposition solo, en 1949, le surréaliste
André Breton écrivait dans la préface du catalogue que son œuvre
était celle d’un « trappeur supérieur ». Supérieur...
mais trappeur quand même ! Riopelle est demeuré évidemment
sceptique devant cette déclaration, ne sachant pas si elle était
élogieuse ou condescendante, mais il s'est s'approprié rapidement
par la suite cette image de primitivité, en la tournant à son
avantage. Malgré la condescendance que charriait cette métaphore,
le modèle du coureur des bois et du trappeur participait bientôt
à l’essor de sa renommée en France. Plutôt que de perpétuer l’image
de l’artiste canadien type, soit d’un créateur continuellement
à la remorque des tendances européennes, il se présentait alors
comme l'Américain type, souverain, hyperprimitif, déterminé à
apporter du sang neuf aux vieux pays. En somme, il renversait
habilement la dynamique coloniale.
Mise
en scène ici la photo a été prise en 1953 probablement en plein
cœur de Paris. L'artiste s'est placé devant un arbre et a installé
derrière lui une de ses œuvres
Il
s’agit de Poussière de soleil de la période dite des mosaïques
que la critique comparait à la forêt canadienne en raison des
qualités chromatiques et du rendu mi-organique mi-géométrique
de la touche réalisée à la spatule.
Si
cette image de primitivité a participé à son succès dans le contexte
européen, il semble que la place que lui a réservée le public
québécois dans la mémoire collective n’était pas aussi enviable,
comparativement à d’autres figures marquantes comme Borduas ou
Jean Paul Lemieux. Une fois de plus, l’examen historiographique
nous a permis de cerner la manière dont l’expérience de la frontière
aurait déterminé certains facteurs de résistance de la communauté
à l’égard du modèle nomade. En raison de la manière dont les modèles
nomade et sédentaire ont été fortement opposés dans le contexte
francophone, le modèle du coureur des bois qui charriait une connotation
d’audace et d’autonomie suscitait plutôt la controverse, au profit
de l’habitant dont la stabilité était perçue comme un gage de
résistance et continuité. Dès le 17e siècle, l’engagé
des campagnes de traite qui s’était adapté au contexte continental
et au milieu autochtone, plutôt que de perpétuer le modèle culturel
français, était perçu par les élites coloniales comme une figure
de résistance, d’anarchie et de nihilisme. Plus tard, au cours
des 19e et 20e siècles, le modèle nomade - qui prenait dorénavant
l’identité des nombreux travailleurs saisonniers comme le bûcheron
- contrevenait cette fois aux valeurs dominantes de continuité
et d’homogénéisation ethnique. Malgré le fait que les modes de
vie nomade et sédentaire constituaient les deux facettes d’une
même réalité, suivant un cycle saisonnier, l’historiographie les
a longtemps présentés de manière dichotomique, en maintenant une
vision essentiellement négative du nomadisme.
Au
cours de la décennie 1950, l’identification de Riopelle au coureur
des bois, aux valeurs de démesure, de transgression des frontières
et de résistance aux normes, lui a alors permis d’échapper au
repli de la communauté francophone, mais également d’affirmer
une identité tout à fait moderne, sans adopter l’attitude de dénonciation
et de confrontation directe comme l’avait choisi notamment Borduas.
L’attitude de Riopelle rejoignait plus spécifiquement celle de
la contre-culture américaine à l’instar de Jack Kérouac,
il s’engagera d’ailleurs dans une quête de l’« essentiel
continental », en affirmant un nomadisme culturel et une
position provisoire sans cesse renouvelable. Au cours des années
1970, alors qu’il revenait s’installer au Québec après plus de
vingt ans d’exil, Riopelle choisissait de maintenir une certaine
distance face à sa communauté et au milieu artistique. Il se consacre
alors essentiellement à son art et à ses passions soit les
voitures, la chasse et la pêche. Les traits d’indépendance qui
lui étaient attribués constituaient alors un outrage aux projets
politiques rassembleurs, aux valeurs socialisantes et nationalistes
en vigueur. Ainsi, bien qu’il ait incarné un modèle puisé dans
la mémoire collective populaire, et qu’il soit devenu le premier
véritable success story artistique québécois, la communauté
a tardé jusqu’à récemment à reconnaître son importance.
Nous
avons donc pu constater, à travers ces quelques exemples, que
l’emprunt au modèle du pionnier a fourni aux artistes nord-américains
des moyens symboliques mais efficaces pour assurer à leur communauté
un renouvellement culturel, au moment où se précisait l’orientation
de la modernité artistique et les modèles représentationnels collectifs.
Par cette initiative, les artistes canadiens et états-uniens auraient
même réussi à renverser à leur profit l’ancienne conception coloniale
ou folklorique du pionnier, en réinterprétant les paramètres de
ses avant-gardes et en court-circuitant par le fait même le monopole
culturel de l’Europe. Quant aux œuvres, nous avons également pu
entrevoir qu'au-delà des idéaux nationaux et universalistes, les
modèles exemplaires de l’odyssée nord-américaine ont été transposés
aussi bien dans les paramètres esthétiques que dans la dimension
performative des processus de production. À travers leur démarche
et les choix esthétiques, les artistes auraient été en mesure
de réconcilier à certains égards les catégories dichotomiques
de l'arrachement et de l'enracinement.
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