Le mercredi 19 avril 2006

16h - 18h, salle C-9019 (9e étage)
Pavillon Lionel-Groulx

conférence de Louise VIGNEAULT

 
 
LA MODERNITÉ ARTISTIQUE EN AMÉRIQUE DU NORD
ENTRE L'ESPACE RÉEL ET L'ESPACE IMAGINÉ

 
 
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Tom Thomson
Printemps à la rivière des Français
,
1er juin, n. d.
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Encore une fois, l’examen comparatif des expériences canadienne et états-unienne révèle des différences notoires sur le plan des schèmes de représentation du territoire. Aux États-Unis, la nature a été décrite comme une réalité qu’il est possible de conquérir, moyennant une initiative d’action. Tandis que le territoire accueillait les pas d’individus dont le principal moteur était le mythe du renouveau, l’omniprésence de la frontière avait pour effet d’engendrer des transformations successives, voire même des métamorphoses identitaires. Dans ce contexte, le principal obstacle était non pas la nature qui offre au contraire un potentiel d’affranchissement, mais la communauté. Au Canada, la nature a plutôt été considérée comme un élément actif, voire offensif, impossible à maîtriser. Seules les initiatives de communautarisme - comme les alliances obligées avec les populations autochtones – ont longtemps été des conditions de survie. Contraintes à un immobilisme cyclique, les communautés ont appris par conséquent à contempler passivement une nature qui dicte rigoureusement son rythme et bouleverse les repères. Quant au sort des figures fondatrices du sédentaire et du nomade, elles se sont vues alors fortement polarisées entre l’habitant qui bénéficiait d’une relative sécurité et le coureur des bois qui choisissait la liberté… à ses risques et péril.

Il y a une trentaine d’années, Northrop Frye et Margaret Atwood s’étaient penchés sur les répercussions des réalités climatique et frontalière sur les représentations culturelles. Plus récemment, Daniel Chartier a poursuivi leur réflexion en soulignant la manière dont ces déterminants sont devenus les symboles d’une épreuve collective commune qui transcende les distinctions culturelles.

Suivant ce mouvement, Tom Thomson aurait fortement été marqué, dans sa démarche artistique, par les signes de métamorphoses du paysage lors du changement des saisons, non pas dans l’esprit des expérimentations optiques des Impressionnistes, mais suivant une vision ontologique de la nature. Ses exégètes rapportent régulièrement le fait qu’il attendait avec impatience la fonte des neiges pour accéder de nouveau au parc et y travailler. D’avril à octobre, il réalisait de nombreuses esquisses, pour s’enfermer ensuite tout l’hiver dans son atelier afin de transposer ses meilleurs croquis à l’huile.

Ce besoin fiévreux de capter les données de la nature aurait possiblement été motivé du même coup par les effets destructeurs de l’exploitation forestière. Depuis le début du 19e siècle, le parc Algonquin renfermait de nombreux vestiges de ces activités. Un des oncles de Thomson, le naturaliste William Brodie, avait d’ailleurs été l’un des instigateurs de la création du parc en 1893, suite à des pressions exercées sur le gouvernement provincial. Thomson l’avait régulièrement accompagné dans la région de la Baie Georgienne, alors qu’il recueillait des données sur la faune et la flore. Dans le même esprit quasi scientifique, Thomson avait réalisé, de mai à juin 1917 (donc quelques semaines avant son décès), 62 croquis décrivant jour après jour la progression de la nature au printemps. Cette particularité faisait dire à l’un de ses biographes, Harold Town (1980), que par son succès progressif et son décès prématuré, Thomson était arrivé à représenter lui-même le cycle de la nature « Harcelés par le froid, nous avançons au rythme d'une croissance lente et d'un déclin rapide. [...] Le lent début et la disparition soudaine de Thomson reflètent avec précision les rigueurs de notre climat. » C’est ainsi que l’idée de régénérescence qui caractérise la réalité de la frontière s’accompagne, au Canada, de celle d’un affaiblissement.

Par ailleurs, il semble que la figure du pionnier canadien ait également subi, au début du 20e siècle, un processus d’assainissement. Étant donné qu’à l’époque le discours dominant opposait fortement la soi-disant vigueur physique et rigueur morale des Canadiens aux mœurs matérialistes et dissolus des voisins du sud, les traits de démesure attribués généralement aux pionniers se sont retrouvés dilués, au Canada, dans une sauce transcendantaliste ou environnementaliste. Dans ce contexte, les artistes du Groupe des Sept ont été décrits plutôt comme de sages boy-scouts que comme des délinquants téméraires. Bien que les circonstances du décès de Thomson soient aujourd’hui connues – il aurait été victime d’une mort accidentelle, suite à une bagarre bien arrosée -, elles auraient longtemps été maintenues sous silence, d’une part, pour ne pas ternir l’image d’une des icônes du nationalisme canadien, et d’autre part, afin d’assurer un avenir prometteur à ses collègues du Groupe qui se buttaient encore à l’époque à des problèmes de réception et de diffusion.

À la lumière de ce premier constat, notre objectif consiste moins à départager chez Thomson les éléments qui relèvent du mythe et de la réalité qu’à déterminer la fonction de ce mythe dans le projet politique du Canada, au moment où le pays entamait une phase importante d’autonomisation. Nous tenterons en fait de mieux comprendre de quelles manières son œuvre a pris place au cœur de cette conjoncture, et comment la mythographie de l’artiste a participé à cette affirmation identitaire.

Un exemple plus contemporain avec l’artiste Joe Fafard natif de l’Ouest canadien (né en Saskatchewan en 1942). Il présentait en 1997 le Field Project dont le principe s’apparente à la démarche de Thomson, mais qui s’est élaboré sur une base temporelle d’une année complète et à une plus large échelle  sur une terre de 1 920 pieds x 1 100 pieds (580 m X 330 m). ? La silhouette du cheval a été formée par le travail d’agriculteurs, au moyen de différents types de semences. Ce projet a été entrepris par la MacLaren Art Center de Toronto (conservateur Roy Hickling, photographe ontarien Douglas Air). ? Les semences ont été fournies par la Canadian Foodgrains Bank et la récolte a été distribuée à des organismes humanitaires  un rappel que le Canada a été pendant les premières décennies du siècle, le plus grand exportateur de blé au monde.

« Écrire c'est devenir autre chose », remarquait Gilles Deleuze. Cette affirmation révèle efficacement la manière dont le champ littéraire a été investi du déterminant spatio-temporel qui permet de pallier l'absence de « mémoire longue » ou de mûrissement historique. Laurier Turgeon a expliqué, pour sa part, la manière dont s'est exprimée cette réalité « Qu’il s’agisse du marcheur ou du lecteur, dans chaque cas, l’espace fournit au sujet un champ pour se construire. Investir physiquement un lieu, c’est en même temps instituer un territoire et produire du sens qui remplace l’absence ». Dans les arts visuels, la réalité spatiale et l’expérience de confrontation à l'inconnu se seraient toutefois instituées à partir d'un dialogue ontologique entre espace vécu (réel) et espace imaginé (pictural), que l'artiste traverse activement le territoire ou qu'il en fait une lecture contemplative. Lorsque les avant-gardes états-uniennes et canadiennes ont cherché à rompre avec la tradition romantique du paysage (de la Hudson River School), ils ont néanmoins transposé à certains égards cette expérience de confrontation à la dimension abstraite du médium pictural. L'étude de l'articulation entre la réalité territoriale nord-américaine et les paramètres de ses avant-gardes n'est pas nouvelle. De nombreux auteurs ont cerné, dans la peinture américaine, une filiation entre l'intervention pragmatique du citoyen dans l'espace et la manière dont les artistes ont réinterprété les paramètres européens de l’expressionnisme et de la tradition du champ coloré. Nous nous sommes ainsi basés sur ces données pour questionner notamment les confluences imaginaires entre les avant-gardes états-uniennes et celles du Québec francophone.

À cet égard, il est étonnant de constater que durant les années 1940, les artistes du mouvement expressionniste abstrait new-yorkais et ceux du mouvement automatiste montréalais - sans avoir établi le moindre contact - ont réinterprété de la même manière les paramètres surréalistes de l’automatisme mécanique, en investissant un espace-écran (écran de paranoïa) propre à recevoir l'expression spontanée des pulsions inconscientes. La démarche états-unienne se distinguait toutefois de l'expérience européenne par l'importance accordée à l’intervention physique de l’artiste, à la gestuelle elle-même, ainsi qu’à la dimension ontologique de la peinture, à l’affirmation matérielle du support et du pigment. Ces critères seront explicités par une formule percutante du critique Clement Greenberg  « Painting is painting ». En 1957, le chef de file du groupe montréalais, Paul-Émile Borduas, expliquait que cette dimension ontologique participait à la fois à l’idéal universaliste et à une inscription de l’artiste dans une réalité territoriale nomade ou élargie.

Au fond, l’élément du monde qui demeure le plus permanent, le seul peut-être, c’est la peinture, la peinture physique, la matière, la pâte. C’est là mon sol natal, c’est ma terre. Sans elle je suis déracinée. Avec elle, que je sois à Paris ou ailleurs, peu importe - je suis chez moi.

Travaillant depuis quelques années Paris, alors qu’il avait été forcé de l’exiler après la publication en 1948 du manifeste Refus global, Borduas avait ainsi transposé dans le médium pictural les idéaux de plénitude individuelle qu’il n’avait pas été en mesure de concrétiser au sein de sa propre communauté.

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Tom Thomson, Guirlande automnale,
1915-1916.
Rocheuses, photographe anonyme.