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Encore
une fois, l’examen comparatif des expériences canadienne et états-unienne
révèle des différences notoires sur le plan des schèmes de représentation
du territoire. Aux États-Unis, la nature a été décrite comme une
réalité qu’il est possible de conquérir, moyennant une initiative
d’action. Tandis que le territoire accueillait les pas d’individus dont
le principal moteur était le mythe du renouveau, l’omniprésence
de la frontière avait pour effet d’engendrer des transformations
successives, voire même des métamorphoses identitaires. Dans ce
contexte, le principal obstacle était non pas la nature qui offre
au contraire un potentiel d’affranchissement, mais la communauté.
Au Canada, la nature a plutôt été considérée comme un élément
actif, voire offensif, impossible à maîtriser. Seules les initiatives
de communautarisme - comme les alliances obligées avec les populations
autochtones – ont longtemps été des conditions de survie. Contraintes
à un immobilisme cyclique, les communautés ont appris par conséquent
à contempler passivement une nature qui dicte rigoureusement son
rythme et bouleverse les repères. Quant au sort des figures fondatrices
du sédentaire et du nomade, elles se sont vues alors fortement
polarisées entre l’habitant qui bénéficiait d’une relative sécurité
et le coureur des bois qui choisissait la liberté… à ses risques
et péril.
Il
y a une trentaine d’années, Northrop Frye et Margaret Atwood s’étaient
penchés sur les répercussions des réalités climatique et frontalière
sur les représentations culturelles. Plus récemment, Daniel Chartier
a poursuivi leur réflexion en soulignant la manière dont ces déterminants
sont devenus les symboles d’une épreuve collective commune qui
transcende les distinctions culturelles.
Suivant
ce mouvement, Tom Thomson aurait fortement été marqué, dans sa
démarche artistique, par les signes de métamorphoses du paysage
lors du changement des saisons, non pas dans l’esprit des expérimentations
optiques des Impressionnistes, mais suivant une vision ontologique
de la nature. Ses exégètes rapportent régulièrement le fait qu’il
attendait avec impatience la fonte des neiges pour accéder de
nouveau au parc et y travailler. D’avril à octobre, il réalisait
de nombreuses esquisses, pour s’enfermer ensuite tout l’hiver
dans son atelier afin de transposer ses meilleurs croquis à l’huile.
Ce
besoin fiévreux de capter les données de la nature aurait possiblement
été motivé du même coup par les effets destructeurs de l’exploitation
forestière. Depuis le début du 19e siècle, le parc
Algonquin renfermait de nombreux vestiges de ces activités. Un
des oncles de Thomson, le naturaliste William Brodie, avait d’ailleurs
été l’un des instigateurs de la création du parc en 1893, suite
à des pressions exercées sur le gouvernement provincial. Thomson
l’avait régulièrement accompagné dans la région de la Baie Georgienne,
alors qu’il recueillait des données sur la faune et la flore.
Dans le même esprit quasi scientifique, Thomson avait réalisé,
de mai à juin 1917 (donc quelques semaines avant son décès), 62
croquis décrivant jour après jour la progression de la nature
au printemps. Cette particularité faisait dire à l’un de ses biographes,
Harold Town (1980), que par son succès progressif et son décès
prématuré, Thomson était arrivé à représenter lui-même le cycle
de la nature « Harcelés par le froid, nous avançons au rythme
d'une croissance lente et d'un déclin rapide. [...] Le lent début
et la disparition soudaine de Thomson reflètent avec précision
les rigueurs de notre climat. » C’est ainsi que l’idée de
régénérescence qui caractérise la réalité de la frontière s’accompagne,
au Canada, de celle d’un affaiblissement.
Par
ailleurs, il semble que la figure du pionnier canadien ait également
subi, au début du 20e siècle, un processus d’assainissement. Étant
donné qu’à l’époque le discours dominant opposait fortement la
soi-disant vigueur physique et rigueur morale des Canadiens aux
mœurs matérialistes et dissolus des voisins du sud, les traits
de démesure attribués généralement aux pionniers se sont retrouvés
dilués, au Canada, dans une sauce transcendantaliste ou environnementaliste.
Dans ce contexte, les artistes du Groupe des Sept ont été décrits
plutôt comme de sages boy-scouts que comme des délinquants téméraires.
Bien que les circonstances du décès de Thomson soient aujourd’hui
connues – il aurait été victime d’une mort accidentelle, suite
à une bagarre bien arrosée -, elles auraient longtemps été maintenues
sous silence, d’une part, pour ne pas ternir l’image d’une des
icônes du nationalisme canadien, et d’autre part, afin d’assurer
un avenir prometteur à ses collègues du Groupe qui se buttaient
encore à l’époque à des problèmes de réception et de diffusion.
À
la lumière de ce premier constat, notre objectif consiste moins
à départager chez Thomson les éléments qui relèvent du mythe et
de la réalité qu’à déterminer la fonction de ce mythe dans le
projet politique du Canada, au moment où le pays entamait une
phase importante d’autonomisation. Nous tenterons en fait de mieux
comprendre de quelles manières son œuvre a pris place au cœur
de cette conjoncture, et comment la mythographie de l’artiste
a participé à cette affirmation identitaire.
Un
exemple plus contemporain avec l’artiste Joe Fafard natif de l’Ouest
canadien (né en Saskatchewan en 1942). Il présentait en 1997
le Field Project dont le principe s’apparente à la démarche
de Thomson, mais qui s’est élaboré sur une base temporelle d’une
année complète et à une plus large échelle sur une terre
de 1 920 pieds x 1 100 pieds (580 m X 330 m). ? La
silhouette du cheval a été formée par le travail d’agriculteurs,
au moyen de différents types de semences. Ce projet a été entrepris
par la MacLaren Art Center de Toronto (conservateur Roy
Hickling, photographe ontarien Douglas Air). ? Les semences
ont été fournies par la Canadian Foodgrains Bank et la
récolte a été distribuée à des organismes humanitaires un
rappel que le Canada a été pendant les premières décennies du
siècle, le plus grand exportateur de blé au monde.
« Écrire
c'est devenir autre chose », remarquait Gilles Deleuze. Cette
affirmation révèle efficacement la manière dont le champ littéraire
a été investi du déterminant spatio-temporel qui permet de pallier
l'absence de « mémoire longue » ou de mûrissement historique.
Laurier Turgeon a expliqué, pour sa part, la manière dont s'est
exprimée cette réalité « Qu’il s’agisse du marcheur ou du
lecteur, dans chaque cas, l’espace fournit au sujet un champ pour
se construire. Investir physiquement un lieu, c’est en même temps
instituer un territoire et produire du sens qui remplace l’absence ».
Dans les arts visuels, la réalité spatiale et l’expérience de
confrontation à l'inconnu se seraient toutefois instituées à partir
d'un dialogue ontologique entre espace vécu (réel) et espace
imaginé (pictural), que l'artiste traverse activement le territoire
ou qu'il en fait une lecture contemplative. Lorsque les avant-gardes
états-uniennes et canadiennes ont cherché à rompre avec la tradition
romantique du paysage (de la Hudson River School), ils
ont néanmoins transposé à certains égards cette expérience de
confrontation à la dimension abstraite du médium pictural. L'étude
de l'articulation entre la réalité territoriale nord-américaine
et les paramètres de ses avant-gardes n'est pas nouvelle. De nombreux
auteurs ont cerné, dans la peinture américaine, une filiation
entre l'intervention pragmatique du citoyen dans l'espace et la
manière dont les artistes ont réinterprété les paramètres européens
de l’expressionnisme et de la tradition du champ coloré. Nous
nous sommes ainsi basés sur ces données pour questionner notamment
les confluences imaginaires entre les avant-gardes états-uniennes
et celles du Québec francophone.
À
cet égard, il est étonnant de constater que durant les années
1940, les artistes du mouvement expressionniste abstrait new-yorkais
et ceux du mouvement automatiste montréalais - sans avoir établi
le moindre contact - ont réinterprété de la même manière les paramètres
surréalistes de l’automatisme mécanique, en investissant un espace-écran
(écran de paranoïa) propre à recevoir l'expression spontanée
des pulsions inconscientes. La démarche états-unienne se distinguait
toutefois de l'expérience européenne par l'importance accordée
à l’intervention physique de l’artiste, à la gestuelle elle-même,
ainsi qu’à la dimension ontologique de la peinture, à l’affirmation
matérielle du support et du pigment. Ces critères seront explicités
par une formule percutante du critique Clement Greenberg
« Painting is painting ». En 1957, le chef de file du
groupe montréalais, Paul-Émile Borduas, expliquait que cette dimension
ontologique participait à la fois à l’idéal universaliste et à
une inscription de l’artiste dans une réalité territoriale nomade
ou élargie.
Au
fond, l’élément du monde qui demeure le plus permanent, le seul
peut-être, c’est la peinture, la peinture physique, la matière,
la pâte. C’est là mon sol natal, c’est ma terre. Sans elle je
suis déracinée. Avec elle, que je sois à Paris ou ailleurs, peu
importe - je suis chez moi.
Travaillant
depuis quelques années Paris, alors qu’il avait été forcé de l’exiler
après la publication en 1948 du manifeste Refus global,
Borduas avait ainsi transposé dans le médium pictural les idéaux
de plénitude individuelle qu’il n’avait pas été en mesure de concrétiser
au sein de sa propre communauté.
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